François Mauriac


Si j'ai aimé dès que je les ai connus les émaux de Mirande, c'est que je travaille, depuis plusieurs années, sous le regard d'un Christ en croix du XIIIe siècle, en émail champlevé. Il est couronné et le linge ou plutôt le jupon qui cache sa nudité est émaillé de bleu. Un écriteau porte IHSXPS en lettres rouges. Au bas, Adam sort de son tombeau, les mains jointes.

Je n'imaginais pas que pût survivre parmi nous l'un de ces humbles et merveilleux émailleurs limousins, comme le fut l'auteur de ce Christ. Il s'en est trouvé un pourtant, aux portes de ma ville, à Gradignan, faubourg de Bordeaux, où ma grand-mère avait sa maison et sa chapelle et où nous devions suspendre notre course dans nos parties de cache cache et nous retenir de crier, comme si le Seigneur avait été endormi dans le parfum des héliotropes et des résédas (c'était l'odeur de cette chapelle...) et qu'il eût fallu ne pas le réveiller. Et voilà que de ce Gradignan d'où il ne me venait que des souvenirs de vacances, une vague jette à mes pieds des pièces rares et étranges - et ce terme de "pièce" j'en use faute de savoir si c'est de la peinture, ou de la tapisserie, ou du vitrail que se rapproche l'art de Mirande. Il eût été un maître verrier, ou aussi bien un émule de Lurçat. Il pourrait comme lui se glorifier d'avoir ressuscité un art qui a fait notre gloire et qui passait pour mort.

Mirande est plus proche encore de Rouault par la couleur mais surtout par l'inspiration. Il y a quelqu'un de toujours présent - même quand nous ne le voyons pas, au centre du sourd flamboiement de ses émaux. Les "Trois bouquets", les "Rosaces des forêts", autant que le "Saint François d'Assise", ou que les "Pèlerins d'Emmaüs" attestent dans l'oeuvre de Mirande que Dieu est vivant. Mais cette présence divine, ici, c'est la lumière qui embrase les vitraux de Chartres même quand au dehors le ciel est gris. C'est la lumière de ce Royaume de Dieu qui est au dedans de nous et qui brûle dans ces émaux.

Ce qu'il y a de miraculeux dans cette histoire c'est l'existence aux portes de Bordeaux en 1966, d'un jeune homme qui a renoncé à tout le reste et recommence - mais sans faire le malheur des siens à l'exemple du héros de Balzac - "la Recherche de l'absolu". J'imagine cette maison, ce jardin et ce four, et cette alchimie d'un autre âge qui enfante des chefs-d'oeuvre de la même famille que celui qui domine ma table de travail. Comme si l'histoire n'avait pas eu lieu et que Mirande qui pourtant vit aujourd'hui, ne connaissait du monde dans son jardin de Gradignan que ce qu'en voyait un moine, au Moyen Age, à travers le vitrail de sa cellule. Une alchimie? Mais non, un art, une science, une technique comme on préfère dire aujourd'hui et même plusieurs techniques. Comment Mirande les a-t-il apprises? A quelle école? Je me demande s'il n'a pas tout réinventé, - oui, s'il n'a pas retrouvé tout seul le secret de l'émail champlevé, avec ses alvéoles creusées dans l'épaisseur du cuivre, ou celui de l'émail cloisonné venu d'Orient, ou de l'émail peint qui date de la Renaissance.

Il n'existait plus personne pour transmettre ces secrets oubliés. C'est du dedans qu'est venue à Mirande, non seulement l'inspiration, mais cette patience qui fait tout redécouvrir d'un art perdu, et à une époque où les hommes croient que ce qui est important, c'est d'aller dans la lune, qui cherche à réveiller, dans la forêt limousine, la princesse endormie depuis tant de siècles - comme a fait Lurçat pour la tapisserie. Et lui aussi il l'a réveillée et grâce à lui, elle ne se rendormira plus.  

-Galerie Gérard Mourgue, Paris 1966-

 

Que je regrette de ne pouvoir me rendre à la Galerie Lambert, 14, rue Saint-Louis-en-l'Ile, pour voir l'exposition de mon ami Raymond Mirande, l'émailleur bordelais que j'admire d'avoir rendu vivantes, avec ses émaux sur cuivre, des techniques oubliées. Lui-même remonte de la nuit des temps, aussi étranger aux hommes d'aujourd'hui que s'il s'était réveillé d'un sommeil de sept cents ans, mais très proche d'eux pourtant par cet art qui échappe à toute autre loi que la sienne et qui rejoint celui du vitrail.

-Figaro Littéraire, Le Bloc-notes, 1er décembre 1969-
 

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