J'imagine un
Prince d'une vaste fortune et d'une âme élevée,
et qui, non point par vanité mais par dévotion, ferait
bâtir un palais, une forteresse somptueuse, à la fois
rutilante comme une châsse et mieux défendue qu'une
prison : nul n'y pourrait pénétrer, hormis quelques
très rares privilégiés. Là, derrière
ces murs infranchissables, tout au fond d'un couloir coupé de
chausse-trapes et de portes à secret, se trouverait une
manière de tabernacle, une niche doucement éclairée.
Et dans ce sanctuaire, notre homme plein de dévotion aurait
déposé non point quelque relique, non point quelque
royale couronne, mais un trésor pour lui infiniment plus
précieux un émail de Mirande.
Chaque jour le Prince viendrait, seul ou accompagné d'un ami
cher entre tous, s'émerveiller devant tant de ferveur exprimée
si humblement, devant tant d'orgueil aussi, de cet orgueil terrible
de l'artiste véritable qui se sait créature de Dieu
et se veut haute prière, chant d'amour. Alors ces rouges semblables
au sang du Christ, ces bleus qu'il faut bien dire célestes
et certains verts légers comme l'aube du monde lui rappelleraient
que l'oeuvre d'art, quand elle est grande, n'a rien d'un divertissement,
qu'elle n'est pas jeu aimable de connaisseur, amuse-l'oeil pour amateur
raffiné, mais qu'elle demeure cet ardent sanglot dont parle
Baudelaire, cet unique, ce seul témoignage de notre dignité.
-1980-
Δ