Michel Suffran

 

Je ne le voyais pas très souvent - oh ! pas assez souvent me dis-je, à présent. Mais, alors, la vie semblait inépuisable, enroulée sur elle-même, spire d'un disque qui n'atteindrait jamais, en son centre, la zone noire et muette où l'aiguille bat ainsi qu'un doigt   d'aveugle contre la vitre. Je ne le voyais pas souvent, mais jamais nous ne "perdions contact ". Je savais qu'il habitait par là, quelque part dans le buisson gris de la grande ville, et que, de temps à autre, fatalement, à point nommé, nous nous rencontrerions, au détour d'une allée, au hasard d'une rue, au bord d'un rayonnage de librairie. "Adolescent de toujours ", le nommait François Mauriac, qui voyait juste.

Et c'est vrai de son corps frêle, pareil à une armure hâtivement revêtue, au matin, par cet écorché vif ; vrai encore de son mince visage, de son sourire un peu inquiet, de cet amical et intrépide regard qui, de l'enfance, avait, sans qu'il s'en doute, conservé toute l'intimidante intensité. Car ce regard, avant les mots, vous parlait, vous interrogeait...
Pourtant, quelle force prodigieuse dissimulait une telle impression de fragilité ! Et quelle perspicacité, quelle capacité d'aller, d'emblée, presque sans préambule, à l'essentiel d'une parole, d'une idée, d'un souvenir ! A chaque rencontre se renouait, sans effort ni artifice, le fil d'une conversation interrompue ou, plutôt, je le sais désormais, tout juste suspendue.
Les mots, chez lui, enchâssaient sinon l'indicible, du moins une matière aussi précieuse et secrète que le silence. Ainsi, en ses vitraux, la résille de plomb retenant les éclats d'arc-en-ciel ou, en ses émaux, la sertissure de cuivre contenant les flaques de lumière vitrifiée. Il y avait, en sa douceur, une approche inattendue, presque abrupte des êtres, des idées, des choses. Une sorte de violence, en un sens, mais contenue, généreuse et dont, seuls, pourraient s'étonner ceux là qui voient en la douceur faiblesse... Mais lui semblait du petit nombre pour qui semble écrite la "scandaleuse" parabole des Béatitudes !

Que cet homme d'apparence si vulnérable se soit mesuré au feu me paraît dans le droit fil de l'intransigeante pureté de cette âme. Certes, c'est la lumière que, toute sa vie d'artiste, il a cherché à dérober à la flamme ainsi qu'un fruit à un buisson épineux. Mais le peut-on sans s'exposer au risque cruel de la brûlure ? Je me souviens d'avoir vu une photographie le représentant, en son atelier, revêtu de quelque cuirasse ignifugée, le visage protégé par une sorte de heaume de verre. Image, presque trop exemplaire, de " soldat du feu ", et qui le faisait sourire - un demi sourire malicieux qui suggérait : Moi en Prométhée ? Voyons, est-ce là mon style?
Il n'empêche... Je me suis dit parfois : "S'il n'eût été homme de foi et de pitié, si la contemplation n'avait discipliné, en lui, l'esprit de conquête, que serait-il devenu ? Un moine-soldat ? Un croisé ? Un pèlerin ? Un aventurier ? Un anarchiste ruant dans les brancards pétrifiés d'un ordre trop établi ?... Peut-être rien de tous ces archétypes, car l'époque n'est plus guère à des chevauchées aussi singulières... Alors ? Quelqu'un qui eût retourné contre lui-même tant de rageuse puissance ?"
Toute lumière naît de la nuit ainsi que la flamme de la tourbe desséchée ou du bois mort. Il y suffit d'une étincelle. Et c'est du fond de cette ténèbre emmurée vive que les ressuscités de Mirande lèvent vers un ciel invisible les mêmes prunelles dilatées d'insomniaques, communes aux portraits funéraires du Fayoun, aux Christ Pantocrator de Byzance, aux saints martyrs des émaux limousins, aux clowns mystiques de Rouault...
Mais assez rêvé là dessus ! Qui saura jamais le jumeau en négatif que, pour durer et s'accomplir, il nous aura fallu vaincre - "refouler" comme le suggère notre moderne jargon? Cependant, la persistance, chez cet homme de compassion et de fulgurance, d'une oeuvre au noir reste dans l'ordre du probable. J'en veux pour seul indice le rapport intense, acharné, aussi bien tendre que furieux, toujours amoureux, souvent imprécatoire (toute prière le devient dès lors qu'elle atteint à l'incandescence !) que Raymond Mirande eût sans relâche, parallèlement à sa création plastique, avec les mots - cette couronne d'épines... Et voilà que, déjà, mon soupçon se fourvoie : étaient-ce tant les mots qu'il cherchait à affronter - ou, bien plutôt, ce dont ils ne représentent que les incarnations éphémères, les apparences les plus fugitives - ce que seraient les vagues à la profondeur océane ? Le Verbe, enfin, qui a choisi de s'incarner aux seules fins de sacraliser ce qui passe, de baptiser ce qui est.
Le déferlement de tant de formes hardies, de nébuleuses coagulées, vestiges fossilisés d'une lointaine explosion cosmique, tout ce que ramène et retient en ses filets le réseau de verre et d'émail, nous éblouit, nous envoûte au point de nous faire oublier l'ascèse qui les ordonna, en maintint la presque sévère cohérence. Nervures dont la végétale délicatesse soutient et soulève au zénith, tel un fruit mûr, la densité songeuse de la pierre. Mais devant les écrits de Mirande, pascaliens et franciscains tout à la fois nous n'en pouvons plus douter : dans le noir et le blanc de la page consumée, c'est cette austérité radieuse, cette fulgurante pauvreté qui, seules, survivent, transparaissent. Dès lors, la preuve n'est plus à établir : une même " langue de feu" féconde le patient artisanat et l'alchimie poétique.
La Poésie : voilà le maître-mot de l'oeuvre toute entière. Et voilà qui nous en livre, à coup sûr, l'omniprésent secret, le ferment unificateur. Lire un poème de Mirande n'est en rien différent de contempler l'un de ses "cloisonnés" : dans les deux cas nous sommes appelés à considérer le monde - notre monde - à travers le prisme d'une autre lumière, à la fois corrosive et créatrice. Car toute Apocalypse présuppose une nouvelle Genèse.

C'est là, d'ailleurs, ce que nous est suggéré par la note liminaire au recueil L'Apparence et le Feu(1960) : 
"La Poésie voit le soleil de l'invisible. A l'heure où dehors tout semble se savoir, elle nous conduit, par mille millions de labyrinthes, au feu qui n'a pas de nom le mystère, mot debout comme un cerf à l'orée de l'ineffable. Elle donne sur la source du songe, cette irruption de l'inconnu, du primitif, du fabuleux naïf. Dans la lampe de l'univers, elle allume le coeur rouge de l'enfance..."  
Dans une Création disséquée, analysée, inventoriée jusqu'au désenchantement, réinventer le monde en son mystère. En interroger la diversité et non le sens, en approcher l'énigme fondatrice sans lui substituer une décevante et (fatalement) trompeuse explication. Entretenir l'heureuse inquiétude du coeur sans se soucier de conquérir une terre brûlée par le stérile brasier de la raison... Nous voici aux antipodes de l'orgueilleuse formule de Picasso : "Je ne cherche pas, je trouve "... Faire l'éloge de l'inassouvissement... Tout cela aura été, jusqu'au bout, le droit fil dans la trajectoire spirituelle et esthétique de Raymond Mirande. Dans une récente et superbe lettre à Paul Fréour, il en ravive les thèmes obsessionnels : " La longue pratique d'un art, d'un art du feu, m'a donné le goût des trésors, sous l'arc-en-ciel du feu, trésors miraculeusement simples. Des trous apparaissent dans les murs de nos savoirs. L'homme clos sur lui-même paraît mourir. L'univers, longtemps méprisé, méconnu, nous pénètre de ses flèches ardentes. Son mystère nous prend à la gorge, au vif du coeur..."
Mais c'est tout entier qu'il faudrait citer ce texte prodigieux, intacte profession de foi qu'une tragique circonstance n'a pu solidifier en message testamentaire. Un peu plus loin, l'homme du feu apprivoisé proclame sa dette envers celui qui reste son plus fraternel compagnon des routes intérieures : Arthur Rimbaud, le voyant, grand oiseau ébloui, crucifié, déchiré à même cette rosace de poignards que sont ses propres Illuminations : "Quel travail ! Tout à démolir, tout à effacer dans ma tête ! Ah ! il est heureux l'enfant abandonné à l'âge d'homme sans aucune idée inculquée par des maîtres ou par une famille : neuf, net, sans principes, sans notions - puisque tout ce qu'on nous enseigne est farce ! - et libre, libre de tout !"
Suprême Epiphanie. Peut-être a-t-il fallu ce temps, si long, si bref - l'apprentissage d'une vie - pour que l'enfance se fasse, visiblement, ce que toujours, en secret, elle a été : l'enfance invincible de l'Homme.  
Et ce temps encore pour transformer la Brûlure en Limpidité.
Alors, comme à travers la main translucide de l'Enfant  charpentier dans le tableau de Georges de la Tour, la flamme, enfin réconciliée, cesse de consumer la chair  pour redevenir lumière.  

-20 février 1998-

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