Mirande
: le givre et Le feu
La route du Luxembourg
La mort d'un artiste est toujours terrifiante. Il nous avait habitué à braver
la Camarde, à opposer à ses morsures perfides les bonnes
nouvelles de ses oeuvres, leurs énigmes rafraîchissantes. Et
voici qu'en un moment tout paraît s'effondrer parce que ses amis
sont d'abord impuissants à répondre à quelques
questions fondamentales. Que restera-t-il de cette
aria, de ces phrases, de ces images proches ou lointaines? Pour Ophélie
ou Jérémie, qui auront vite vingt ans, quelles
significations, quelles valeurs suprêmes inscriront-elles sur
la tendre cire de leurs destins ? Brutalement interrompue, guettée
par la néantisation, pantelante et désarmée dans
le brouillard envahissant, l'oeuvre "fera-t-elle le poids "?
Et si notre ferveur nous avait trompés sur sa densité ?
Et si l'amitié avait illusoirement caché ses pauvres
limites ? Le matin où Nicole, sa femme, nous a annoncé le
grand départ de Raymond Mirande pour le Pays définitif,
ces interrogations m'ont saisi au coeur. Durant quatre jours,
la pluie bordelaise a gommé les horizons et les étoiles,
terne et continue, comme inamovible. Il aura fallu la foule des
amis le jour du service funèbre, le soleil revenu et la grâce
de l'Espérance, pour retrouver l'astrolabe. Il aura surtout fallu
ce voyage mimétique vers Luxembourg, où se tenait la
dernière exposition d'émaux. Le patient travelling à travers
la France favorisait la méditation sur l'oeuvre de mon si cher
ami. Il avait souvent traversé ces paysages, sévères
et grandioses, de prairies ondulantes, de forêts sombres
et de villages lointains. Comment n'aurait-il pas reconnu, derrière
ces flots de nuages mauves qu'arrêtent à peine les crêtes
tragiques, du Limousin à Verdun, les appels du divin et
de la poésie, les tonalités de ses vitraux et de ses émaux
?
A Luxembourg, rue de la Faïencerie, Fred Becker nous accueille
chaleureusement dans sa galerie, malgré son lourd chagrin. Cinquante
chefs-d'oeuvre nous attendent, dont l'admirable Soleil sur la neige,
un grand émail peint qui me paraît résumer toute
l'oeuvre. Automnal, le soleil irise la neige dans un fourmillement
de paillettes colorées. Rien de plus simple mais la magie du
moment nous porte aux limites d'un art figuratif et, par ces accords
symphoniques entre le givre et le feu, le réel redevient
mystérieux.
Ecolier
de Dieu, fils de Poésie
Pour
Mirande, l'univers était impensable sans le Dieu Chrétien.
Dans sa vie et son oeuvre, il en fut l'humble écolier, un écolier
franciscain ému par la beauté de la Création,
ses pauvres araignées et ses constellations, ses bleuets et
ses oies sauvages, ses sapins rudes et ses "voiliers de glace ".
Jamais la foi de l'artiste n'a rétréci ses libertés
: il a réconcilié la Mythologie et l'Evangile, oublié l'Enfer,
revendiqué un droit de démiurgie joyeuse, de re-création.
D'où ces reconstructions d'esprit roman ou cubiste, ces formes
géométriques à vocation de motifs, des cercles
et des spirales de l'église d'Andernos aux virgules et aux
taches impressionnistes des émaux peints. L'émouvante
foi du charbonnier qui habitait Mirande lui était aussi vitale
que la Poésie, rencontrée en notre adolescence, au
temps de l'Echalote, la revue que nous avions fondée à Bordeaux,
en 1950. Il entra en art par une fureur poétique de nature
rimbaldienne, à l'heure où nous pensions que, selon
la formule de Charles Nodier, il fallait "se conserver enfant
par dédain d'être homme ". Diverses revues accueillirent
le jeune poète qui, en 1960, publia l'Apparence et le
Feu, un recueil majeur qui lui valut le Prix Découverte
Poésie. Dans la préface, il écrivait que la
poésie "parle de l'envers sauvage du réel, de
l'humus et de la nébuleuse, du reptile et de l'ange, du clown éploré qui
sourit ". Comme si, à son insu, il définissait
déjà l'esprit et les thèmes des premiers émaux,
après la découverte de cet art et de ses techniques à Limoges,
dès 1954.
Dans
les années soixante, son lyrisme visionnaire allait s'investir
dans ces émaux et quitter momentanément la feuille
blanche. Plus tard, dans les catalogues d'exposition, Mirande prit
l'habitude de doubler les images reproduites par des proses poétiques
où il renouait avec ses premières émotions.
Mieux,
nous savons aujourd'hui qu'il n'a jamais abandonné l'écriture
poétique, comme en témoignent les nombreux textes retrouvés
par Nicole, dont ce court poème qui, par un petit miracle,
annonce le titre que je venais d'élire pour cet essai. Comme
si notre dialogue continuait, comme si la mort se réduisait à un
agaçant incident de parcours !
Que
ce silence dise
la
soie aux transparents reflets
du
souvenir une aile
comme
un couteau de givre
fend
le feu que je rayonne
(Paris,
14 septembre 1988)
Mirande,
le Lurçat de l'émail
A Gradignan, Mirande muta. Dès 1958, il était à l'ouvre devant
son premier four, renouant avec les techniques médiévales
des émailleurs de Limoges. Dans la plus grande solitude,
il devint l'homme de la renaissance du feu, martelant
ses cuivres, soudant les filets des cloisonnés, creusant
au burin les alvéoles des champlevés, déposant à la
spatule ses couleurs mouillées d'eau, après les avoir
broyées dans le mortier d'agate pure. Hormis le four électrique
et la combinaison de martien qu'exige la surveillance de la cuisson des
différentes couches, il travaillait comme Théophile,
le moine du XIIème siècle auteur de De
coloribus et artibus Romanorum. Le risque était de
devenir un artisan coupé du monde, tributaire
de modèles anciens ou producteur de bondieuseries. Le petit
Sagittaire têtu évita l'écueil, lui qui comptait
sur les flammes pour durcir et pérenniser les oeuvres,
les dérober à la mort. Mirande a donné à l'émail
ses titres de noblesse. En effet, dans les anciens
ateliers de Conques ou de Limoges, les chefs-d'oeuvre étaient
presque toujours composites : une châsse alliait les plaques émaillées,
les cabochons de verres ou de pierres, la gravure et la ciselure, les
délicats filigranes et les appliques en relief. Avec Mirande,
la plaque émaillée devient un tableau et la variété des
formats -le rectangle, le carré, le cercle -, comme les ajourements,
lui confèrent une large autonomie. Et la voilà prête
pour une autre révolution : alors que l'esprit des productions
médiévales restait souvent décoratif, avec leurs étoiles,
leurs animaux stylisés, leurs Christs dans les mandorles, leurs
saints locaux auréolés, Mirande s'ouvre aux thèmes
les plus divers : la faune et la flore, les paysages et les saisons,
les fables, les scènes de la mythologie ou les sujets bibliques.
Le Christ, certes présent sur la Croix, se démultiplie
métaphoriquement dans d'innombrables clowns pauvres et malheureux,
des arlequins, des indiens, des visages pitoyables comme celui du Struthof.
Il ne s'agit pas de le proclamer supérieur à ses devanciers,
mais d'affirmer, après François Mauriac, qu'il fut bien
le Lurçat de l'émail.
Dans les émaux, la contagion poétique se manifeste par
les couleurs, vassales du Roi Rouge et du Roi Bleu. Leurs rencontres
obéissent tantôt à la loi de la vraisemblance,
tantôt à quelque code secret qui fait fi du réalisme.
Les critiques ont volontiers insisté sur ces cavalcades bariolées,
ces accords subtils, ce refus complet du clair obscur. Les jeux de
la lumière doivent beaucoup aux juxtapositions de couleurs transparentes,
translucides ou opaques. Pour constituer ses formes ou ses motifs,
mais aussi pour éviter la monotonie des aplats, Mirande use
d'une écriture tantôt nerveuse et tantôt apaisée.
Il affectionne les courbes, les traits parallèles, les minuscules
damiers, les signes cabalistiques ou bien les points, les granités,
les taches multicolores très présents dans les émaux
peints. La place manque ici pour étudier les dessins contours,
le joyeux mépris de la perspective classique dans la composition,
la rhétorique de funambule, la volonté de présenter
surtout des chrysalides. A nous d'en faire naître les papillons
!
L'oeuvre vitraillée
"Pour moi, de l'émail au vitrail, ce fut une ligne droite ".
Mirande tenait à cette continuité. Les verres ont les mêmes
vertus de transparence ou de translucidité que les émaux et les
nécessaires plombs sont des nervures du même type que celles des
champlevés ou des cloisonnés. Les enjeux et les solutions esthétiques
furent pourtant différents. Ainsi, Mirande créait les cartons mais
confiait la réalisation pratique aux maîtres verriers. De plus,
le vitrail, par sa fonction, obéit à quelques règles indispensables
: s'inscrire dans une architecture, capter la lumière extérieure,
la transformer et la redistribuer.
Dans le domaine des émaux, Mirande a été confronté à des épigones
assez blafards. Par contre, dans celui des vitraux d'églises,
il se mesurait à Rouault, Bazaine, Bissière, Braque,
Chagall, Villon, Manessier et Soulages. Sans démériter.
Refusant les conceptions minimalistes de ce dernier, il se montra proche
des recherches non figuratives de Bazaine, du lyrisme de Chagall et,
surtout, du Manessier de l'Eglise du Saint-Sépulcre à Abbeville,
dont les gammes chromatiques dépendent des points cardinaux.
Dans les imposants programmes iconographiques des églises du
bassin d'Arcachon, de Bassens, de Lacanau et de Castelnau, l'essentialisation
recherchée par l'artiste passe par le dépouillement géométrique
des grandes figures évangéliques et des motifs d'accompagnement.
Libérées de la grisaille décorative des anciens
verriers, les superbes îles de couleurs, qui rutilent entre les
plombs, nous convient à de somptueuses pavanes autour des nefs
et des choeurs.
Dans les vitraux civils, conçus pour des maisons individuelles,
les recherches non figuratives semblent primer, pour que passent mieux
les feux du dehors et les songes du dedans. Mais comment ne pas évoquer
le dernier chef-d'oeuvre? Dans le nouveau chai du Château Barreyres, à Arcins,
l'artiste s'est adapté avec brio à la situation : comme
un chai doit rester sombre, Mirande a utilisé de nombreux verres
translucides ou opaques, en antithèse avec les surfaces transparentes.
D'une intense poésie chromatique, ces vingt verrières
disent la vigne et le vin par des feuilles, des fruits, des figures
géométriques. D'un vitrail à l'autre, le style évolue,
comme si l'artiste avait voulu rendre hommage tour à tour au
Modern Style, au cubisme, à Miro. Plein sud, un grand vitrail
olympien commande l'ensemble vue en coupe, une vigne, dont les racines
plongent dans l'univers noir et secret des graves, offre ses rameaux
et ses raisins au grand soleil qui les mûrit.
Une oeuvre sans brumes
Telles sont les premières réponses aux questions implacables
de la Mort. Par ses poèmes, ses émaux et ses vitraux,
Mirande est du côté de la Vie. Il n'a jamais oeuvré dans
le vide ni pour le vide. Ses créations, d'accès parfois
difficile, n'ont jamais découragé son public, authentiquement
populaire et en quête de significations. Oui, l'oeuvre de Mirande
est sans brumes, c'est un art de l'aurore. Souhaitons qu'elle innerve
le siècle qui vient.
-Le
21 Février 1998-
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