Claude Peyroutet

 

Mirande : le givre et Le feu


La route du Luxembourg


La mort d'un artiste est toujours terrifiante. Il nous avait habitué à braver la Camarde, à opposer à ses morsures perfides les bonnes nouvelles de  ses oeuvres, leurs énigmes rafraîchissantes.   Et voici qu'en un moment tout paraît s'effondrer parce que ses amis sont d'abord impuissants à répondre à quelques questions fondamentales.   Que restera-t-il de cette aria, de ces phrases, de ces images proches ou lointaines? Pour Ophélie ou Jérémie, qui auront vite vingt ans,   quelles significations, quelles valeurs suprêmes inscriront-elles sur la tendre cire de leurs destins ? Brutalement interrompue, guettée par la néantisation, pantelante et désarmée dans le brouillard envahissant, l'oeuvre "fera-t-elle le poids "? Et si notre ferveur nous avait trompés sur sa densité ? Et si l'amitié avait illusoirement caché ses pauvres limites ? Le matin où Nicole, sa femme, nous a annoncé le grand départ de Raymond Mirande pour le Pays définitif, ces interrogations m'ont saisi au  coeur. Durant quatre jours, la pluie bordelaise a gommé les horizons et les étoiles, terne et continue, comme inamovible. Il aura fallu la foule des amis le jour du service funèbre, le soleil revenu et la grâce de l'Espérance, pour retrouver l'astrolabe. Il aura surtout fallu ce voyage mimétique vers Luxembourg, où se tenait la dernière exposition d'émaux. Le patient travelling à travers la France favorisait la méditation sur l'oeuvre de mon si cher ami. Il avait souvent traversé ces paysages, sévères et grandioses, de prairies ondulantes, de forêts sombres et de villages lointains. Comment n'aurait-il pas reconnu, derrière ces flots de nuages mauves qu'arrêtent à peine les crêtes tragiques, du Limousin à Verdun, les appels du divin et de la poésie, les tonalités de ses vitraux et de ses émaux ?
A Luxembourg, rue de la Faïencerie, Fred Becker nous accueille chaleureusement dans sa galerie, malgré son lourd chagrin. Cinquante chefs-d'oeuvre nous attendent, dont l'admirable Soleil sur la neige, un grand émail peint qui me paraît résumer toute l'oeuvre.  Automnal, le soleil irise la neige dans un fourmillement de paillettes colorées. Rien de plus simple mais la magie du moment nous porte aux limites d'un art figuratif et, par ces accords symphoniques entre le givre et le feu, le réel redevient mystérieux.

Ecolier de Dieu, fils de Poésie

Pour Mirande, l'univers était impensable sans le Dieu Chrétien. Dans sa vie et son oeuvre, il en fut l'humble écolier, un écolier franciscain ému par la beauté de la Création, ses pauvres araignées et ses constellations, ses bleuets et ses oies sauvages, ses sapins rudes et ses "voiliers de glace ". Jamais la foi de l'artiste n'a rétréci ses libertés : il a réconcilié la Mythologie et l'Evangile, oublié l'Enfer, revendiqué un droit de démiurgie joyeuse, de re-création. D'où ces reconstructions d'esprit roman ou cubiste, ces formes géométriques à vocation de motifs, des cercles et des spirales de l'église d'Andernos aux virgules et aux taches impressionnistes des émaux peints. L'émouvante foi du charbonnier qui habitait Mirande lui était aussi vitale que la Poésie, rencontrée en notre adolescence, au temps de l'Echalote, la revue que nous avions fondée à Bordeaux, en 1950. Il entra en art par une fureur poétique de nature rimbaldienne, à l'heure où nous pensions que, selon la formule de Charles Nodier, il fallait "se conserver enfant par dédain d'être homme ". Diverses revues accueillirent le jeune poète qui, en 1960, publia l'Apparence et le Feu, un recueil majeur qui lui valut le Prix Découverte Poésie. Dans la préface, il écrivait que la poésie "parle de l'envers sauvage du réel, de l'humus et de la nébuleuse, du reptile et de l'ange, du clown éploré qui sourit ". Comme si, à son insu, il définissait déjà l'esprit et les thèmes des premiers émaux, après la découverte de cet art et de ses techniques à Limoges, dès 1954.

Dans les années soixante, son lyrisme visionnaire allait s'investir dans ces émaux et quitter momentanément la feuille blanche. Plus tard, dans les catalogues d'exposition, Mirande prit l'habitude de doubler les images reproduites par des proses poétiques où il renouait avec ses premières émotions.

Mieux, nous savons aujourd'hui qu'il n'a jamais abandonné l'écriture poétique, comme en témoignent les nombreux textes retrouvés par Nicole, dont ce court poème qui, par un petit miracle, annonce le titre que je venais d'élire pour cet essai. Comme si notre dialogue continuait, comme si la mort se réduisait à un agaçant incident de parcours !

Que ce silence dise

la soie aux transparents reflets

du souvenir une aile

comme un couteau de givre

fend le feu que je rayonne

(Paris, 14 septembre 1988)
   

Mirande, le Lurçat de l'émail


A Gradignan, Mirande muta. Dès 1958, il était à l'ouvre   devant son premier four, renouant avec les techniques   médiévales des émailleurs de Limoges. Dans la plus grande   solitude, il devint l'homme de la renaissance du feu,   martelant ses cuivres, soudant les filets des cloisonnés,   creusant au burin les alvéoles des champlevés, déposant à la spatule ses couleurs mouillées d'eau, après les avoir broyées  dans le mortier d'agate pure. Hormis le four électrique et la combinaison de martien qu'exige la surveillance de la cuisson des différentes couches, il travaillait comme Théophile, le   moine du XIIème siècle auteur de De coloribus et artibus Romanorum. Le risque était de devenir un artisan coupé du   monde, tributaire de modèles anciens ou producteur de bondieuseries. Le petit Sagittaire têtu évita l'écueil, lui qui comptait sur les flammes pour durcir et pérenniser les oeuvres, les dérober à la mort. Mirande a donné à l'émail ses   titres de noblesse. En effet, dans les anciens ateliers de Conques ou de Limoges, les chefs-d'oeuvre étaient presque toujours composites : une châsse alliait les plaques émaillées, les cabochons de verres ou de pierres, la gravure et la ciselure, les délicats filigranes et les appliques en relief. Avec Mirande, la plaque émaillée devient un tableau et la variété des formats -le rectangle, le carré, le cercle -, comme les ajourements, lui confèrent une large autonomie. Et la voilà prête pour une autre révolution : alors que l'esprit des productions médiévales restait souvent décoratif, avec leurs étoiles, leurs animaux stylisés, leurs Christs dans les mandorles, leurs saints locaux auréolés, Mirande s'ouvre aux thèmes les plus divers : la faune et la flore, les paysages et les saisons, les fables, les scènes de la mythologie ou les sujets bibliques. Le Christ, certes présent sur la Croix, se démultiplie métaphoriquement dans d'innombrables clowns pauvres et malheureux, des arlequins, des indiens, des visages pitoyables comme celui du Struthof. Il ne s'agit pas de le proclamer supérieur à ses devanciers, mais d'affirmer, après François Mauriac, qu'il fut bien le Lurçat de l'émail.


Dans les émaux, la contagion poétique se manifeste par les couleurs, vassales du Roi Rouge et du Roi Bleu. Leurs rencontres obéissent tantôt à la loi de la vraisemblance, tantôt à quelque code secret qui fait fi du réalisme. Les critiques ont volontiers insisté sur ces cavalcades bariolées, ces accords subtils, ce refus complet du clair obscur. Les jeux de la lumière doivent beaucoup aux juxtapositions de couleurs transparentes, translucides ou opaques. Pour constituer ses formes ou ses motifs, mais aussi pour éviter la monotonie des aplats, Mirande use d'une écriture tantôt nerveuse et tantôt apaisée. Il affectionne les courbes, les traits parallèles, les minuscules damiers, les signes cabalistiques ou bien les points, les granités, les taches multicolores très présents dans les émaux peints. La place manque ici pour étudier les dessins contours, le joyeux mépris de la perspective classique dans la composition, la rhétorique de funambule, la volonté de présenter surtout des chrysalides. A nous d'en faire naître les papillons !


L'oeuvre vitraillée


"Pour moi, de l'émail au vitrail, ce fut une ligne droite ". Mirande tenait à cette continuité. Les verres ont les mêmes vertus de transparence ou de translucidité que les émaux et les nécessaires plombs sont des nervures du même type que celles des champlevés ou des cloisonnés. Les enjeux et les solutions esthétiques furent pourtant différents. Ainsi, Mirande créait les cartons mais confiait la réalisation pratique aux maîtres verriers. De plus, le vitrail, par sa fonction, obéit à quelques règles indispensables : s'inscrire dans une architecture, capter la lumière extérieure, la transformer et la redistribuer.


Dans le domaine des émaux, Mirande a été confronté à des épigones assez blafards. Par contre, dans celui des vitraux d'églises, il se mesurait à Rouault, Bazaine, Bissière, Braque, Chagall, Villon, Manessier et Soulages. Sans démériter. Refusant les conceptions minimalistes de ce dernier, il se montra proche des recherches non figuratives de Bazaine, du lyrisme de Chagall et, surtout, du Manessier de l'Eglise du Saint-Sépulcre à Abbeville, dont les gammes chromatiques dépendent des points cardinaux. Dans les imposants programmes iconographiques des églises du bassin d'Arcachon, de Bassens, de Lacanau et de Castelnau, l'essentialisation recherchée par l'artiste passe par le dépouillement géométrique des grandes figures évangéliques et des motifs d'accompagnement. Libérées de la grisaille décorative des anciens verriers, les superbes îles de couleurs, qui rutilent entre les plombs, nous convient à de somptueuses pavanes autour des nefs et des choeurs.

Dans les vitraux civils, conçus pour des maisons individuelles, les recherches non figuratives semblent primer, pour que passent mieux les feux du dehors et les songes du dedans. Mais comment ne pas évoquer le dernier chef-d'oeuvre? Dans le nouveau chai du Château Barreyres, à Arcins, l'artiste s'est adapté avec brio à la situation : comme un chai doit rester sombre, Mirande a utilisé de nombreux verres translucides ou opaques, en antithèse avec les surfaces transparentes. D'une intense poésie chromatique, ces vingt verrières disent la vigne et le vin par des feuilles, des fruits, des figures géométriques. D'un vitrail à l'autre, le style évolue, comme si l'artiste avait voulu rendre hommage tour à tour au Modern Style, au cubisme, à Miro. Plein sud, un grand vitrail olympien commande l'ensemble vue en coupe, une vigne, dont les racines plongent dans l'univers noir et secret des graves, offre ses rameaux et ses raisins au grand soleil qui les mûrit.


Une oeuvre sans brumes


Telles sont les premières réponses aux questions implacables de la Mort. Par ses poèmes, ses émaux et ses vitraux, Mirande est du côté de la Vie. Il n'a jamais oeuvré dans le vide ni pour le vide. Ses créations, d'accès parfois difficile, n'ont jamais découragé son public, authentiquement populaire et en quête de significations. Oui, l'oeuvre de Mirande est sans brumes, c'est un art de l'aurore. Souhaitons qu'elle innerve le siècle qui vient.

-Le 21 Février 1998-

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