Pierre Brana

 

Pour Raymond Mirande

"Quel froid soudain nous enserre. Nous ne l'avons pas encore compris, la nouvelle nous effleure de son aile sinistre sans nous pénétrer. Pleurent le soleil et la lumière. Tombent en eau les arbres de pluie. Tombez doucement, feuilles d'automne, sur la terre. Triste vent, balance les branches comme des pleureuses antiques. Les sirènes et Nausicaa, lumière et nuit confondues, ont emporté Raymond l'Emailleur, Mirande le Vitrailliste, l'oiseleur enchanteur, dans la nuit ".

J'ai écrit ces lignes le jour où un coup de fil de Marcel son frère, à 5 heures du matin,  
m'a appris la mort de Raymond Mirande. Non que je sois en rien poète, mais Raymond avait l'art de faire sourdre en chaque être humain un rapport à l'essentiel. C'est sans doute pour cela qu'il pouvait avoir des rapports privilégiés avec des gens apparemment très différents : ces différences ne frappaient que les observateurs superficiels. Avec chacun, Raymond Mirande sans se moquer ni des apparences ni des convenances, avec une gentillesse sans égale et une attention à l'autre d'une grande qualité, allait au coeur des choses.  

Nous nous connaissions depuis l'enfance. Adolescents, nous avions écrit ensemble dans une petite revue "L'échalote". Ses poèmes colorés étaient de purs bijoux. De retour d'un long voyage en Grèce, il m'avait remis un très beau texte pour une autre publication que j'animais : "Le Moustic". Raymond était un poète, un vrai, un maître des mots et des images. Mais il était également un être qui par son amour du Christ, aimait tous ses semblables et savait s'engager en vivant passionnément sa foi.

Nous discutions beaucoup sur les religions, Dieu, la philosophie, l'évolution de la société. Il était très influencé par les thèses de Lanza del Vasto qu'il avait rencontré et qu'il admirait. Nous confrontions nos idées sur la non-violence autour d'une feuille confidentielle : "Aujourd'hui".

A l'aise dans l'abstraction, maniant avec facilité les concepts philosophiques et métaphysiques, il avait a contrario un goût certain pour le travail   manuel et sculptait avec amour le bois. On peut voir à cette exposition, un Christ en croix représentatif de ce qu'il faisait à l'époque.
Parti en stage à Limoges, il en était revenu passionné par l'art des émaux. Ses premières pièces sortirent d'un petit four électrique que ses parents lui avaient installé dans les dépendances de l'agence immobilière qu'ils dirigeaient à Andernos. J'ai gardé l'une d'entre elles que l'on peut voir ici : un carré d'émail peint représentant la colombe de la paix. La guerre d'Indochine se terminait. Celle d'Algérie allait commencer. Il n'était pas facile de prôner la non-violence... Ce modeste émail symbolisait notre combat commun.


J'étais fasciné lorsqu'il sortait les pièces du four, par les surprenants changements de couleurs apportés par les cuissons. Très rapidement, Raymond MIRANDE maîtrisa pleinement cette étrange alchimie, obtenant des teintes rares, des irisations et des brillances d'orfèvre. Son trait volontairement simple, caractéristique de son art, illustrait avec bonheur des thèmes religieux et mythologiques ou prenait pour sujets paysages, scènes de la vie, vases de fleurs, personnages de contes, animaux... Toujours avec tendresse, souvent avec humour. Car Raymond MIRANDE aimait le clin d'oeil en forme de sourire. Pince-sans-rire, il avait un humour fin qui surprenait quelquefois ceux qui le connaissaient peu.


Nous avions un ami céramiste, Paul CORRIGER, à SAINTE-FOY-LA-GRANDE. C'est dans son atelier que Raymond MIRANDE fit sa première exposition.

Progressivement, il s'était essayé aux différentes techniques. D'abord, l'émail peint, bien sûr, mais aussi le champlevé dont il avait, peu à peu, découvert les subtilités et le cloisonné dont il aimait les mystérieuses origines issues de l'Orient.


Quand je partis pour la guerre d'Algérie, il me remit, comme protection, une croix en émail rouge. Elle ne m'a jamais quitté pendant tout mon séjour outre-méditerranée.


Il continuait à écrire des poèmes, dessinait des esquisses dépouillées toujours colorées. Ses cartes de voeux étaient soigneusement calligraphiées et enluminées. Comme sa correspondance aux amis.


Il réalisa aussi des coffrets, des mosaïques, des tabernacles, des  objets religieux, et des bijoux "barbares".


Son amour pour les arts du feu et les jeux de la lumière sur les   couleurs, l'amena naturellement au vitrail. Et, à compter de 1964, émaux et vitraux furent les deux faces d'une même création.


Comment peut-on s'exprimer mieux, à ce sujet, que Raymond  MIRANDE lui-même ?


"L'émail, le vitrail, l'un et l'autre les dire, aller de l'un à l'autre,  inscrire en eux par le jeu de formes orantes les vertiges de notre vie, faire qu'elle dure vive, qu'elle tente de dire l'inédit, le profond secret enseveli, l'ange musicien. Ai-je un jour compris que les cernes d'or ou de cuivre des cloisonnés étaient à l'origine des cernes de plomb du vitrail ? Même technique pour coudre les formes transparentes, leur faire annoncer le miracle ? Artères et veines, les nervures de métal de tel champlevé, de tel vitrail, irriguent d'ombre une chair encore menacée, bien que lumineuse. On ne peut oublier la lézarde. Les transparences, les feux : oui, nous leur confions l'image brisée de l'unité perdue. Brisée en mille miettes multicolores. L'émail, le vitrail, leurs étincelles se racontent à toute vitesse notre fragile présence. Nous sommes neufs et enfants devant elles. Le rougeoiement du premier four de l'émailleur et du verrier, qu'il se perde dans la nuit des temps ! Que notre feu s'allume, "le jeune feu qui tend vers la haute rougeur du pavot champêtre", pour réinventer la vie".

 

Il parlait très bien de son travail. Il savait faire aimer ses oeuvres dont il rappelait avec délectation qu'elles pourraient franchir les siècles - à la différence des tableaux - sans altération ni modification des couleurs. Cette fixation pour l'éternité a toujours gardé pour lui, comme pour moi d'ailleurs, un caractère merveilleux à rêve d'immortalité.

Il avait su garder une grande capacité d'émerveillement devant une fleur, un brin d'herbe, un insecte. Cette fraîcheur d'esprit, presque naïve, guidait sa main.


Sur ces émaux, ces cailloux brillants et éternels, chauds et glacés, sur ce feu refroidi, il faisait jouer le mille-pattes, le hérisson, la chouette, l'écrevisse, chacun chargé de fantaisie ou de mystère, chacun lié aux humains par de mystérieuses correspondances. C'est pourquoi il n'hésita pas à faire la série des douze signes du zodiaque, avec le crabe-cancer, le capricorne, le taureau, le lion et tous les autres, dominés par un astrologue-astronome aux multiples yeux scrutant les étoiles et les destins, intermédiaire entre les dieux et les hommes. Quand des visiteurs lui demandèrent s'il ne pourrait pas leur "tirer" d'autres exemplaires de ces signes, certains voulant bien sûr le leur, je l'ai vu expliquant avec toute sa gentillesse qu'il ne s'agissait pas pour lui de copier des "séries" mais qu'il y avait là une oeuvre originale, que d'ailleurs il avait conçue comme un ensemble au point d'avoir du mal, au moment de la première présentation, à envisager de vendre les pièces séparément.


Son regard translucide redécouvrait l'enfance avec son bestiaire et ses contes, chantait la nature, le cirque, les mythes fondateurs, qu'ils soient antiques ou chrétiens.


L'animal comme le jongleur ouvre la porte d'un au-delà magique. Arlequin jongle avec les lunes, le bonhomme de neige prend vie, le fou agite son bonnet aux cent grelots, le perroquet est dressé sur l'épaule de Robinson, la Chouette des neiges, émail peint, champlevé et cloisonné, est la gardienne d'une forêt imaginaire avec de doux sommets et des sapins de rêve, les ronces cruelles blessent au coeur la Belle au bois dormant, Peau d'Ane rêve, blanche et bleue comme une vierge, Jonas est bien chaud dans le ventre de la baleine, les chemins se perdent dans les collines bleues, et la démesure du Jardin d'Aladin s'ordonne.


Car enfantine, l'imagination de Raymond est sereine, un peu naïve, parfois inquiète, rarement inquiétante. Même à sa somptueuse Reine Barbare il manque peut-être le goût d'un mystère plus cruel. La lecture du mythe elle aussi a cette limpidité. Attiré par les sirènes noires aux grandes ailes enveloppantes, les bras tendus vers elle, attaché au mât de son bateau, Ulysse ne nous inquiète pas : nous savons que la tentation est vaincue, avant même peut-être que d'exister - mais a-t-elle vraiment existé ? - et la belle et blanche Nausicaa peut venir sereine de l'autre côté du coffret : elle n'aura pas à lutter beaucoup pour ramener le voyageur vers la terre et vers les chemins de la vertu.


Raymond Mirande a le même rapport de sérénité, de simplicité et de plénitude avec les thèmes chrétiens. C'est sans doute pour cela que ses beaux visages de Christ se confondent sans effort avec ceux de ses clowns tristes, que la même silhouette épurée incarne Marie ou la Belle au bois dormant, car la perfection pour ce petit homme mince s'apparente à la transparence, et le hasard ou le destin auraient pu l'amener un jour à croiser le chemin de la philosophie bouddhiste.

Ses émaux, sont aussi, souvent, le reflet de nos sentiments, de nos joies comme de nos peines. Je suis toujours rêveur devant les pièces que j'ai acquises au fil des années en réalisant combien elles m'apportent le témoignage de ce que j'ai ressenti à différentes étapes de ma vie.


A la nouvelle de sa mort, comme en un pèlerinage, j'ai visité à nouveau les églises d'Arès, Andernos, Taussat, Bassens, Lacanau-Océan, Castelnau... Je m'y suis longuement attardé à l'heure où le soleil allume les vitraux. Dans la pénombre complice, ils apparaissaient en étrange résonance avec les vieilles pierres et m'enveloppaient du sang de la croix, du bleu de l'azur, du vert de la mer.


J'ai amené des amis. Tous ont été fascinés. Tous ont été étreints par je ne sais quelle force mystérieuse : puissance de l'art ou signe mystique ?


A la différence des émaux, les vitraux sont réalisés pour un lieu précis, un environnement déterminé. Vitrail religieux ou profane, église ou habitation, avant toute esquisse, Raymond MIRANDE allait sur place, s'imprégnait du site, captait ses signes secrets. J'ai eu le privilège de le voir ainsi se laisser lentement gagner par une ambiance, un silence, une lumière.


C'est à tout cela que je pensais dans le train qui m'amenait au Luxembourg pour découvrir la dernière exposition montée par Raymond. La plus belle, à mes yeux, de celles qu'il m'a été donné de voir.


Et je songeais aussi à toutes nos discussions d'hier à aujourd'hui, au cours desquelles il m'a semblé le voir passer lentement de Saint Thomas d'Auin à Saint François d'Assise, délaissant le plaisir de la construction intellectuelle et dialectique, pour unifier et épurer son rapport aux hommes, au monde, à Dieu.


Cette exposition rétrospective, nous avons voulu, avec Nicole son épouse, qu'elle se tienne comme prévu. Elle sera un hommage posthume en ce Château Lescombes aménagé pour l'art contemporain par Marcel MIRANDE, son frère.


Comme moi, vous ressentirez sûrement la mise en valeur mutuelle de l'oeuvre par le décor, du décor par l'oeuvre. Et vous penserez aux subtils échanges entre l'artiste et l'architecte. Echanges qui prennent ici une émouvante dimension.


Il y aura, j'en suis sûr, bien d'autres expositions de l'ouvre de Raymond MIRANDE, mais pour moi aucune ne pourra atteindre l'intensité affective de celle-ci.

-Eysines, 1998-

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