Pour
Raymond Mirande
"Quel
froid soudain nous enserre. Nous ne l'avons pas encore compris,
la nouvelle nous effleure de son aile sinistre sans nous pénétrer.
Pleurent le soleil et la lumière. Tombent en eau les arbres
de pluie. Tombez doucement, feuilles d'automne, sur la terre. Triste
vent, balance les branches comme des pleureuses antiques. Les sirènes
et Nausicaa, lumière et nuit confondues, ont emporté Raymond
l'Emailleur, Mirande le Vitrailliste, l'oiseleur enchanteur, dans
la nuit ".
J'ai écrit
ces lignes le jour où un coup de fil de Marcel son frère, à 5
heures du matin,
m'a appris la mort de Raymond Mirande. Non que je sois en rien
poète,
mais Raymond avait l'art de faire sourdre en chaque être humain
un rapport à l'essentiel. C'est sans doute pour cela qu'il
pouvait avoir des rapports privilégiés avec des gens
apparemment très différents : ces différences
ne frappaient que les observateurs superficiels. Avec chacun, Raymond
Mirande sans se moquer ni des apparences ni des convenances, avec
une gentillesse sans égale et une attention à l'autre
d'une grande qualité, allait au coeur des choses.
Nous
nous connaissions depuis l'enfance. Adolescents, nous avions écrit
ensemble dans une petite revue "L'échalote".
Ses poèmes colorés étaient de purs bijoux.
De retour d'un long voyage en Grèce, il m'avait remis un
très beau texte pour une autre publication que j'animais
: "Le Moustic". Raymond était un poète,
un vrai, un maître des mots et des images. Mais il était également
un être qui par son amour du Christ, aimait tous ses semblables
et savait s'engager en vivant passionnément sa foi.
Nous
discutions beaucoup sur les religions, Dieu, la philosophie, l'évolution
de la société. Il était très influencé par
les thèses de Lanza del Vasto qu'il avait rencontré et
qu'il admirait. Nous confrontions nos idées sur la non-violence autour
d'une feuille confidentielle : "Aujourd'hui".
A
l'aise dans l'abstraction, maniant avec facilité les concepts
philosophiques et métaphysiques, il avait a contrario un
goût certain pour le travail manuel et sculptait
avec amour le bois. On peut voir à cette exposition, un
Christ en croix représentatif de ce qu'il faisait à l'époque.
Parti en stage à Limoges, il en était revenu passionné par
l'art des émaux. Ses premières pièces sortirent
d'un petit four électrique que ses parents lui avaient installé dans
les dépendances de l'agence immobilière qu'ils dirigeaient à Andernos.
J'ai gardé l'une d'entre elles que l'on peut voir ici : un
carré d'émail peint représentant la colombe
de la paix. La guerre d'Indochine se terminait. Celle d'Algérie
allait commencer. Il n'était pas facile de prôner la
non-violence... Ce modeste émail symbolisait notre combat
commun.
J'étais fasciné lorsqu'il sortait les pièces
du four, par les surprenants changements de couleurs apportés
par les cuissons. Très rapidement, Raymond MIRANDE maîtrisa
pleinement cette étrange alchimie, obtenant des teintes rares,
des irisations et des brillances d'orfèvre. Son trait volontairement
simple, caractéristique de son art, illustrait avec bonheur
des thèmes religieux et mythologiques ou prenait pour sujets
paysages, scènes de la vie, vases de fleurs, personnages de
contes, animaux... Toujours avec tendresse, souvent avec humour.
Car Raymond MIRANDE aimait le clin d'oeil en forme de sourire. Pince-sans-rire,
il avait un humour fin qui surprenait quelquefois ceux qui le connaissaient
peu.
Nous avions un ami céramiste, Paul CORRIGER, à SAINTE-FOY-LA-GRANDE.
C'est dans son atelier que Raymond MIRANDE fit sa première
exposition.
Progressivement,
il s'était essayé aux différentes techniques.
D'abord, l'émail peint, bien sûr, mais aussi le champlevé dont
il avait, peu à peu, découvert les subtilités
et le cloisonné dont il aimait les mystérieuses origines
issues de l'Orient.
Quand je partis pour la guerre d'Algérie, il me remit, comme
protection, une croix en émail rouge. Elle ne m'a jamais quitté pendant
tout mon séjour outre-méditerranée.
Il continuait à écrire des poèmes, dessinait
des esquisses dépouillées toujours colorées.
Ses cartes de voeux étaient soigneusement calligraphiées
et enluminées. Comme sa correspondance aux amis.
Il réalisa aussi des coffrets, des mosaïques, des tabernacles,
des objets religieux, et des bijoux "barbares".
Son amour pour les arts du feu et les jeux de la lumière sur
les couleurs, l'amena naturellement au vitrail.
Et, à compter de 1964, émaux et vitraux furent
les deux faces d'une même création.
Comment peut-on s'exprimer mieux, à ce sujet, que Raymond MIRANDE
lui-même ?
"L'émail, le vitrail, l'un et l'autre les dire, aller de l'un à l'autre, inscrire
en eux par le jeu de formes orantes les vertiges de notre vie, faire qu'elle
dure vive, qu'elle tente de dire l'inédit, le profond secret enseveli,
l'ange musicien. Ai-je un jour compris que les cernes d'or ou de cuivre des cloisonnés étaient à l'origine
des cernes de plomb du vitrail ? Même technique pour coudre les formes
transparentes, leur faire annoncer le miracle ? Artères et veines, les
nervures de métal de tel champlevé, de tel vitrail, irriguent d'ombre
une chair encore menacée, bien que lumineuse. On ne peut oublier la lézarde.
Les transparences, les feux : oui, nous leur confions l'image brisée de
l'unité perdue. Brisée en mille miettes multicolores. L'émail,
le vitrail, leurs étincelles se racontent à toute vitesse notre
fragile présence. Nous sommes neufs et enfants devant elles. Le rougeoiement
du premier four de l'émailleur et du verrier, qu'il se perde dans la nuit
des temps ! Que notre feu s'allume, "le jeune feu qui tend vers la haute
rougeur du pavot champêtre", pour réinventer la vie".
Il parlait très bien de son travail. Il savait faire aimer
ses oeuvres dont il rappelait avec délectation qu'elles pourraient
franchir les siècles - à la différence des tableaux
- sans altération ni modification des couleurs. Cette fixation
pour l'éternité a toujours gardé pour lui, comme
pour moi d'ailleurs, un caractère merveilleux à rêve
d'immortalité.
Il
avait su garder une grande capacité d'émerveillement
devant une fleur, un brin d'herbe, un insecte. Cette fraîcheur
d'esprit, presque naïve, guidait sa main.
Sur ces émaux, ces cailloux brillants et éternels,
chauds et glacés, sur ce feu refroidi, il faisait jouer le
mille-pattes, le hérisson, la chouette, l'écrevisse,
chacun chargé de fantaisie ou de mystère, chacun lié aux
humains par de mystérieuses correspondances. C'est pourquoi
il n'hésita pas à faire la série des douze signes
du zodiaque, avec le crabe-cancer, le capricorne, le taureau, le
lion et tous les autres, dominés par un astrologue-astronome
aux multiples yeux scrutant les étoiles et les destins, intermédiaire
entre les dieux et les hommes. Quand des visiteurs lui demandèrent
s'il ne pourrait pas leur "tirer" d'autres exemplaires
de ces signes, certains voulant bien sûr le leur, je l'ai vu
expliquant avec toute sa gentillesse qu'il ne s'agissait pas pour
lui de copier des "séries" mais qu'il y avait là une
oeuvre originale, que d'ailleurs il avait conçue comme un
ensemble au point d'avoir du mal, au moment de la première
présentation, à envisager de vendre les pièces
séparément.
Son regard translucide redécouvrait l'enfance avec son bestiaire
et ses contes, chantait la nature, le cirque, les mythes fondateurs,
qu'ils soient antiques ou chrétiens.
L'animal comme le jongleur ouvre la porte d'un au-delà magique.
Arlequin jongle avec les lunes, le bonhomme de neige prend vie, le
fou agite son bonnet aux cent grelots, le perroquet est dressé sur
l'épaule de Robinson, la Chouette des neiges, émail
peint, champlevé et cloisonné, est la gardienne d'une
forêt imaginaire avec de doux sommets et des sapins de rêve,
les ronces cruelles blessent au coeur la Belle au bois dormant, Peau
d'Ane rêve, blanche et bleue comme une vierge, Jonas est
bien chaud dans le ventre de la baleine, les chemins se perdent dans
les collines bleues, et la démesure du Jardin d'Aladin s'ordonne.
Car enfantine, l'imagination de Raymond est sereine, un peu naïve,
parfois inquiète, rarement inquiétante. Même à sa
somptueuse Reine Barbare il manque peut-être le goût
d'un mystère plus cruel. La lecture du mythe elle aussi a
cette limpidité. Attiré par les sirènes noires
aux grandes ailes enveloppantes, les bras tendus vers elle, attaché au
mât de son bateau, Ulysse ne nous inquiète pas : nous
savons que la tentation est vaincue, avant même peut-être
que d'exister - mais a-t-elle vraiment existé ? - et la belle
et blanche Nausicaa peut venir sereine de l'autre côté du
coffret : elle n'aura pas à lutter beaucoup pour ramener le
voyageur vers la terre et vers les chemins de la vertu.
Raymond Mirande a le même rapport de sérénité,
de simplicité et de plénitude avec les thèmes
chrétiens. C'est sans doute pour cela que ses beaux visages
de Christ se confondent sans effort avec ceux de ses clowns tristes,
que la même silhouette épurée incarne Marie ou
la Belle au bois dormant, car la perfection pour ce petit homme mince
s'apparente à la transparence, et le hasard ou le destin auraient
pu l'amener un jour à croiser le chemin de la philosophie
bouddhiste.
Ses émaux, sont aussi, souvent, le reflet de nos sentiments,
de nos joies comme de nos peines. Je suis toujours rêveur devant
les pièces que j'ai acquises au fil des années en réalisant
combien elles m'apportent le témoignage de ce que j'ai ressenti à différentes étapes
de ma vie.
A la nouvelle de sa mort, comme en un pèlerinage, j'ai visité à nouveau
les églises d'Arès, Andernos, Taussat, Bassens, Lacanau-Océan,
Castelnau... Je m'y suis longuement attardé à l'heure
où le soleil allume les vitraux. Dans la pénombre complice,
ils apparaissaient en étrange résonance avec les vieilles
pierres et m'enveloppaient du sang de la croix, du bleu de l'azur,
du vert de la mer.
J'ai amené des amis. Tous ont été fascinés.
Tous ont été étreints par je ne sais quelle
force mystérieuse : puissance de l'art ou signe mystique ?
A la différence des émaux, les vitraux sont réalisés
pour un lieu précis, un environnement déterminé.
Vitrail religieux ou profane, église ou habitation, avant
toute esquisse, Raymond MIRANDE allait sur place, s'imprégnait
du site, captait ses signes secrets. J'ai eu le privilège
de le voir ainsi se laisser lentement gagner par une ambiance, un
silence, une lumière.
C'est à tout cela que je pensais dans le train qui m'amenait
au Luxembourg pour découvrir la dernière exposition
montée par Raymond. La plus belle, à mes yeux, de celles
qu'il m'a été donné de voir.
Et je songeais aussi à toutes nos discussions d'hier à aujourd'hui,
au cours desquelles il m'a semblé le voir passer lentement
de Saint Thomas d'Auin à Saint François d'Assise, délaissant
le plaisir de la construction intellectuelle et dialectique, pour
unifier et épurer son rapport aux hommes, au monde, à Dieu.
Cette exposition rétrospective, nous avons voulu, avec Nicole
son épouse, qu'elle se tienne comme prévu. Elle sera
un hommage posthume en ce Château Lescombes aménagé pour
l'art contemporain par Marcel MIRANDE, son frère.
Comme moi, vous ressentirez sûrement la mise en valeur mutuelle
de l'oeuvre par le décor, du décor par l'oeuvre. Et
vous penserez aux subtils échanges entre l'artiste et l'architecte.
Echanges qui prennent ici une émouvante dimension.
Il y aura, j'en suis sûr, bien d'autres expositions de l'ouvre
de Raymond MIRANDE, mais pour moi aucune ne pourra atteindre l'intensité affective
de celle-ci.
-Eysines,
1998-
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