Roger Riblet-Buchmann

 

C'est en Allemagne, et précisément en des lieux chargés pour moi de tragiques souvenirs que j'ai appris et vécu la nouvelle, brutale et inattendue : notre ami Raymond Mirande venait d'être emporté par une crise cardiaque, chez lui, à Gradignan, dans la nuit du 9 au 10 octobre, juste au retour du vernissage de l'exposition de Luxembourg qui avait eu lieu le vendredi précédent. Il avait 65 ans.

De tels chocs paralysent au premier abord, ils nous laissent hébétés, assommés ; la douleur, et les larmes, viennent plus tard...

Une semaine plus tôt, après le vernissage à la Galerie Becker, nous avions passé ensemble, lui, Madame Mirande, et moi-même, une soirée paisible et intime. Il m'avait paru fort fatigué, plus frêle que jamais, les traits tirés, creusés et l'inquiétude qu'il manifestait de me voir manquer mon train m'avait paru presque excessive, mais sans plus : un vernissage est toujours source de gros soucis, et il avait été pris par d'autres gros travaux. Sinon, il m'avait paru plus optimiste que d'habitude, plus confiant dans l'avenir du monde, de l'Eglise... A plusieurs reprises, il m'avait affirmé avec force qu'un monde nouveau était en train de naître, et qu'il se faisait beaucoup de choses chez les jeunes. il avait été fortement impressionné par la visite de Jean-Paul II en France et par tout ce qui avait entouré ce voyage. Cela lui avait donné beaucoup d'espoir. Il considérait d'ailleurs, et à juste titre, Jean-Paul II comme l'une des grandes voix prophétiques de notre temps... Ce soir-là, le pessimiste, ce n'était pas lui, c'était moi pour qui l'horizon est noir d'encre...

Mais nous avions aussi parlé de bien d'autres choses, de son travail, de l'exposition, nous avions fait des projets, échafaudé des rêves... Tout cela a été englouti...

Cette dernière soirée, providentielle car nous étions seuls, contrairement aux vernissages précédents, si paisible, si amicale, demeurera pour moi un souvenir lumineux et douloureux... C'est en partie par moi qu'il était venu à Luxembourg où il avait trouvé nombre d'admirateurs et beaucoup d'amis -et lui-même aimait beaucoup notre petit pays- , c'est à Luxembourg que nous nous sommes quittés jusqu'à l'éternité... La boucle était bouclée, nous ne le savions pas, mais que de richesses, de beauté et d'amitié elle avait engendrés , de ces précieuses semences qui, un jour, montreront leurs fruits.

Je ne prétendrai pas ici retracer la vie ni l'oeuvre de Raymond Mirande, je dirai seulement ce que j'ai connu et aimé de lui. Tout le monde sait qu'il a été un grand artiste de renommée internationale et qu'il était une des grandes personnalités du monde culturel de Bordeaux. Si l'émail était son domaine premier, il était également créateur de vitraux et avait une plume de poète.

Physiquement, c'était un petit homme, de frêle apparence, légèrement voûté, au visage allongé, dominé par le front élevé des gens intelligents. Son regard surtout frappait par sa douceur, sa cordialité, sa vivacité où ne manquait pas un brin de malice : il me faisait parfois penser à un titi parisien.

Artiste, il l'a été dans toute la plénitude du terme, et sans les défauts que l'on rencontre parfois chez les artistes ou ceux qui s'affichent tels. De l'artiste, il avait la vive sensibilité, la profondeur du regard, la capacité de s'émerveiller... Mais il savait également que le travail est nécessaire pour créer une oeuvre d'art authentique, susceptible de délivrer un message. ce que l'on ne sait peut-être pas, c'est que la création d'un émail, tableau, coffret, tabernacle, etc... demande beaucoup de labeur, depuis la conception intérieure jusqu'à la sortie du four, c'est un long travail d'enfantement : le martelage de la plaque de cuivre, la pose des cloisons, celle, si délicate, des grains d'émail. Durant des années, Raymond Mirande a travaillé dans la solitude, se refusant à présenter quoi que ce soit avant d'être conscient de la qualité de l'oeuvre. Il m'a avoué avoir été plusieurs fois au bord du découragement et de l'abandon... un bouton de rose sur la neige lui a rendu courage, et ce fut son premier émail...

Artiste, il la été aussi en plénitude parce qu'il s'est toujours refusé à toute compromission, à toute facilité et surtout à toute "commercialisation" de ses talents artistiques : pour lui, toute oeuvre devait être nouvelle création, même si le sujet avait déjà été traité : nous avons eu d'ailleurs des discussions homériques sur le sujet... et il acceptait très difficilement qu'un artiste s'abaisse à "faire de la série"!! C'était un pur entre les purs...

Mais plus encore que l'artiste ; j'ai aimé l'homme. Il était tout accueil, toute gentillesse, toute simplicité et toute intériorité. Il avait la véritable humilité : contrairement à bien des artistes, il ne manifestait aucun snobisme, ne se donnait pas un genre ni ne jouait les "êtres à part": bien sûr, il était très conscient de ses talents, mais ce n'était pas pour fanfaronner, c'était avec le sentiment profond que ces dons le rendaient plus responsable, que c'était une mission à lui confiée, celle d'aider les hommes à découvrir la beauté, à l'admirer et, dans leur mesure, à pousser plus loin leur découverte. Il était ainsi accessible à tout le monde et il avait grand plaisir à donner toutes les explications désirées aux plus petits comme aux plus grands. Il avait aussi accepté avec beaucoup de gentillesse de préfacer "Mon Paradis vosgien" et j'avais eu la joie de constater combien il avait compris le message que j'avais voulu transmettre.
Aimable, cordial, affectueux, il n'en avait pas moins ses convictions personnelles en bien des domaines, il n'avait rien d'un être inconsistant ! Il savait fort bien défendre ses idées, avec énergie, sans tomber cependant dans la polémique : avec lui, le dialogue était toujours ouvert.
Mais, tout homme d'intériorité qu'il ait été, il n'en était pas moins un homme bien présent aux réalités terrestres qu'il savait apprécier, et faire apprécier, au moment voulu ! Son hospitalité était large, abondante et de haute qualité : il n'était pas Bordelais pour rien...

Il est bon de dire aussi que Madame Mirande qui a toujours été à ses côtés et sans laquelle il n'aurait pas pu se livrer aussi entièrement à son génie, possède, elle aussi, un talent culinaire, qui fait partie également de la culture et de la civilisation.

Raymond Nirande a été pour moi un ami incomparable, il a su instiller en moi lumière et courage, montrer le chemin à suivre, trouver les mots qui guérissent des
blessures de la vie et prendre avec humour mes rugosités de langage ! Une de ses idées-forces était que le hasard n'existe pas, que tout est signe, message : à nous d'avoir nos récepteurs intérieurs ouverts, d'être aux écoutes ; de ne pas nous laisser submerger par tout le fracas extérieur dans lequel nous vivons trop souvent.

Avec lui, disparait un être de lumière... Dans sa dernière exposition, j'avais comparé son "Voilier des glaces" au "Pourquoi pas ?" Semblable au navire du Commandant Charcot, notre ami a sombré dans l'océan du temps, et la mer est bien vide et l'horizon plus noir que jamais... Le Pierrot ailé, il aimait tant les Pierrots, il était de la même famille, ce Pierrot ailé si lumineux, s'en est allé, toutes ailes déployées, vers le Pays de la Lumière. Et là-bas, au fond du parc de la maison de Gradignan, les portes de l'atelier du grand alchimiste qui savait si bien transmuer le minéral en fête de lumière et de couleurs, par la magie du feu, se sont fermées, le maître d'oeuvre, le créateur de symphonie, est parti, sa mission accomplie, vers le Royaume de la Lumière..

Allons, ne soyons pas tristes, même dans notre souffrance : le Petit Prince , qu'il aimait beaucoup, et qu'il était lui-même, a regagné son étoile...

-Journal, Abbaye de Clervaux, 1997-

 


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