Monsieur
le Président,
Messieurs,
Depuis
1712, vous aviez tout, Messieurs : la majesté des origines,
les esprits les plus subtils de notre région, qu'ils soient
savants, écrivains, artistes, musiciens, peintres ou verriers.
En 1716, vous aviez invité Montesquieu lui-même à se
joindre à vous. Les clartés exceptionnelles de son esprit
s'étaient enrichies de vos propres lumières et, de lui,
vous aviez reçu les premiers rayons d'une jeune gloire européenne.
Oserai-je
dire qu'il ne vous manquait plus que l'émail et son
feu, qui éternise l'éphémère ? Certes,
vous aviez, vous avez toujours l'immortalité, mais l'émail
n'oubliant rien du bas monde où nous sommes tous, en garde le
reflet dans son miroir, le meilleur reflet : que l'on songe aux prairies « émaillées » de
fleurs qui enchantent notre littérature, du Moyen Age à la
Renaissance.
Comment
vous dire ma gratitude, Messieurs, vous remercier de m'avoir choisi,
de m'avoir distingué dans la pénombre d'un atelier
solitaire où ne brille que la lueur des fours ? J'y veille comme
l'astrologue de la fable au fond de son puits. C'est là tout
mon laboratoire et mon observatoire.
Vous
me placez soudain dans la pleine lumière de votre cercle.
Mon orient n'était qu'une flamme apprivoisée. Je reçois
de vous le présent d'une plus intense clarté, celle de
vos esprits. « Penser, mon enfant, c'est ajouter de la flamme
au feu », disait Balzac.
Comment
vais-je remercier mes parrains, Mgr Laroza, retenu loin de nous,
Albert Rèche et Paul Fréour ? Leur érudition,
leur indulgence, leur bonté m'auront ouvert les portes de votre
illustre maison, de votre jardin, qui fut celui de Platon et de ses
disciples. Comment remercier M. le président Paul Roudié qui
m'accueille aujourd'hui ?
Tout
a commencé pour moi par la poésie, sa voie étroite,
sa fascination. Dans son coffret silencieux, chaque mot porte un secret.
L'ouvrir, c'était se délivrer d'une angoisse tôt
perçue, la souffrance émerveillée d'être
au monde qu'un adolescent ressent si fortement. A treize ans, je m'enfermais
dans ma chambre de la rue Lamartine, à Talence, pour écrire
des poèmes à forme fixe, des sonnets que j'essayais de
parfaire et de polir jusqu'au délire. Je lisais les poésies
de Mallarmé, leur marbre noir, leurs glaciers, leurs ailes.
Celles de Valéry (« Assise, la fileuse au bleu de la croisée »...)
et d'Edgar Poe, dont la musique douloureuse et crépusculaire
me hantait : « Dans un royaume, près de la mer... ».
Plus
tard, je découvrirais l'émail, les mains de la
poésie pourraient agir, la résistance à vaincre
serait moins irréelle que le verbe suspendu entre ciel et terre,
que la beauté, captive des mots.
Ayant
l'honneur de succéder au professeur Roger Servant, qui
fut un savant accompli, un physicien de valeur, je mesure l'ampleur
de mon ignorance. Evoquer l'oeuvre d'un homme de science, quel embarras
pour le poète que je crois être, pour le simple ouvrier
de l'émail que je suis !
Si
j'avais eu la chance de connaître le professeur Servant,
le miracle aurait pu se produire : peut-être m'aurait-il initié à ses
expériences, peutêtre lui aurais-je enseigné la
mystérieuse métamorphose d'une plaque d'émail
sur cuivre chauffée à blanc ?
Gravons à la
pointe d'acier ce que fut la vie de cet homme secret, modeste et
bienveillant, tout entière consacrée à la
science : Roger Servant fait ses études secondaires à Montpellier,
où son père, lui aussi, professe la physique dans la
classe de mathématiques spéciales. Lauréat du
Concours général en mathématiques, il est, en
1929, reçu à la fois à l'Ecole Polytechnique et à l'Ecole
normale supérieure. Licencié en mathématiques
en 1930, et en sciences physiques en 1931, diplômé d'études
supérieures en 1932, il sort de Normale premier des physiciens
de sa promotion, et second à l'agrégation de sciences
physiques.
C'est
alors qu'il prépare le doctorat ès sciences physiques
au laboratoire du professeur Cotton, à Bellevue. A partir de
1936, Roger Servant est chargé d'enseignement à l'Ecole
normale supérieure de jeunes filles de Sèvres. C'est
en 1939 qu'il obtient sa thèse en Sorbonne.
Mobilisé en août 1939, revenu à la vie civile
en 1940, il retrouve son laboratoire de Bellevue la même année.
En 1942, il est nommé maître de conférences de
physique à la Faculté des sciences de Bordeaux, où il
va enseigner pendant plus de trente-cinq ans.
Membre
et vice-président du jury d'agrégation des sciences
physiques, membre du conseil de la Société française
de physique, membre du conseil d'administration du College scientifique
de Pau, il est élu au conseil académique de Bordeaux
et nommé, de 1963 à 1975, membre de la commission des études
de l'Ecole normale supérieure. De 1951 à 1975, il est élu
sans interruption membre du comité consultatif des Universités.
Le
professeur Servant s'est livré à de nombreuses études
sur l'optique et sur les hyperfréquences. Il a créé de
toutes pièces le laboratoire d'optique ultra-hertzienne, devenu établissement
de recherches du C.N.R.S.
Au
début de sa carrière, Roger Servant s'est intéressé à une
spectroscopie de l'ultra-violet lointain et, sensiblement plus tard, à la
spectroscopie hertzienne, ou spectroscopie des micro-ondes.
Dans
sa « Notice » sur ses titres et ses travaux scientifiques,
il résume lui-même ainsi sa recherche :
« La
plupart des recherches que j'ai poursuivies sont des études
de polarimétrie ou d'optique ultra-hertzienne sur la dispersion
des propriétés optiques en fonction de la longueur d'onde. » Et
il précise : « Mes premières recherches ont été des
recherches expérimentales dans l'ultra-violet lointain : j'ai
mesuré pour la première fois la dispersion rotatoire
et la dispersion de biréfringence du quartz dans l'ultra-violet
de Schumann. J'ai pu mettre en évidence - ainsi que pour la
biréfringence d'autres cristaux - l'énorme accroissement
des propriétés optiques à ces courtes longueurs
d'onde, au voisinage des bandes d'absorption actives. » Il termine
ainsi : « En marge de ces recherches, j'ai eu aussi l'occasion
de faire des incursions dans d'autres domaines de la physique, dans
le but de perfectionner diverses techniques pouvant servir en magnéto
et électro-optique : c'est ainsi que j'ai imaginé un
appareil pour la mesure des champs magnétiques (en collaboration
avec B. Tsai) et un appareil pour la mesure de l'intensité des
courants continus de plusieurs dizaines de milliers d'ampères. »
L'appareil
réalisé permet de mesurer à la précision
du centième les courants continus de 1 000 à 10 000 ampères.
Un modèle de cet appareil est exposé à Paris,
au Palais de la Découverte, salle Ampère-Faraday.
Les
travaux du professeur Servant ont donné lieu à plus
de cent publications par l'Académie des sciences, le Journal
de physique, la Revue générale de l'électricité,
les Annales de physique, la Revue de physique appliquée et la
Revue d'optique. Ils lui ont valu de hautes récompenses : en
1944, le Prix Henri-Becquerel (travaux sur le pouvoir rotatoire et
la biréfringence magnétique). En 1951, le Prix Paul Marguerite
de la Charlonie (travaux d'optique et de radioélectricité),
tous deux décernés par l'Académie des sciences.
En 1952, enfin, il recevait le Prix Aimé-Cotton de la Société française
de physique pour ses travaux sur la polarisation de la lumière.
Officier
de l'instruction publique, commandeur de l'ordre des Palmes académiques, Roger Servant est fait chevalier de la Légion
d'honneur en 1963, officier de l'ordre national du Mérite en
1974.
Le
12 octobre 1978, il est reçu à l'Académie
nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux par M. le
président Jacques Paul. Il succède au doyen Jean Loiseau,
dont il fait un éloge émouvant.
Roger
Servant laisse à tous ceux qui l'ont connu le souvenir
d'un homme de mesure et d'équilibre. Il fut un maître à l'enseignement
limpide, vraiment aimé de ses étudiants. Du laboratoire à l'amphithéâtre,
il n'a voulu sacrifier ni la recherche, ni l'enseignement, qui lui
tenaient également à cour. Jusqu'au bout, les deux missions
l'ont passionné. Il les a menées, j'imagine, comme on
trace la ligne d'un rayon lumineux.
Membre
du conseil d'administration de l'Académie, il prépare
la publication des Actes et des Communications avec un dévouement,
une minutie, une exigence qui forcent l'admiration de ses confrères.
II rêve de présenter un jour une communication ayant pour
sujet : « La résonance paramagnétique électronique ».
Il n'a malheureusement pas pu le faire.
La
perte d'un homme de ce mérite a été cruellement
ressentie par chacun de vous, Messieurs. L'Académie en porte
toujours la blessure.
Je
tiens à remercier le professeur Yves Servant, qui m'a fourni
de précieuses clés pour mieux comprendre l'oeuvre de
son père.
« L'attention, à son
plus haut degré, est la même
chose que la prière », a écrit Simone Weil. De
la science (surtout lorsqu'elle refuse de se mettre au service de l'ombre
et du mal) à la poésie, je crois sentir une même
passion pour l'attention créatrice. Je me souviens de ces images
du temps de l'école et de mes cours d'optique, le beau fuseau
des lentilles de verre, le dessin des petites bougies qui brûlent
encore, la tête en bas! La décomposition de la lumière
par le prisme : stupeur, la lumière blanche s'épanouit
comme un éventail d'arc-en-ciel.
Ce
que j'en saisissais eût sans doute fait sourire Roger Servant.
Et
que de surprises ! Cathédrales innombrables de l'espace,
dont les rosaces sont des nébuleuses spirales. Trames des yeux
d'insectes, cristaux plus minces qu'une absence, fléchettes
des ailes de papillons vues au microscope. Plongeur infatigable, l'art
se jette nu dans des abîmes, se fraie des chemins de délire,
se donne des lectures pour soi seul, à la limite de l'abstraction,
mais lyrique, mais conquérante. L'oeuvre s'en nourrira, nous
serons plusieurs, un jour, à partager la saveur unique de l'oeuvre.
L'artiste
sera toujours à l'écoute de tous les absolus,
sans en renier aucun. Un guetteur, pauvre de savoir, à la lisière
des avenirs, libre, créateur ébloui d'un ciel nouveau
et d'une terre nouvelle.
Comment
passer des cimes blanches de la précision, où l'on
perd le souffle, aux forêts de la poésie qu'embue l'émotion
?
Dans
la préface de mon recueil de poèmes, L'Apparence
et le Feu, qui date de 1959, j'écrivais ces lignes : « La
Poésie voit le soleil de l'invisible. A l'heure où dehors
tout semble se savoir, elle nous conduit, par mille millions de labyrinthes,
au feu qui n'a pas de nom : le mystère, mot debout comme un
cerf à l'orée
de l'ineffable. Elle donne sur la source du songe, cette irruption
de l'inconnu, du primitif, du fabuleux naïf. Dans la lampe de
l'univers, elle allume le cour rouge de l'enfance. Elle sonde le réservoir à moires
d'ombre et d'or que nous connûmes : le paradis, qui parfois transfigure
une goutte de présent. Elle parle de l'envers sauvage du réel,
de l'humus et de la nébuleuse, du reptile et de l'ange, du clown éploré qui
sourit. Verbe tout au service de la charité, elle recueille,
soigne, éternise ce que le temps dissipe. »
La
poésie devait me conduire à l'émail. C'était
en 1954. J'étais étudiant à Bordeaux. J'avais
pour maîtres, à la Faculté des lettres, cours Pasteur,
Pierre Flottes et Joseph Moreau, qui vont être mes confrères à l'Académie
! Au retour d'un long voyage en Grèce, à l'automne, passant
par Limoges chez des amis porcelainiers, je découvre l'art de
l'émail. On me montre quelques bijoux, une bague sans valeur, à pierre
rouge translucide. L'éclat de ce rouge me bouleverse. On m'apprend
les premiers gestes du métier. Je travaille devant un four dont
la gueule orangée me brûle les joues et les mains. Des
semaines de travail, d'essais maladroits. Je vois vite ce que l'on
peut demander à cet art méconnu, oublié, difficile,
périlleux, soumis à l'étreinte de la flamme, qui
l'anéantit ou l'exalte.
Je
reviens à Bordeaux comme un somnambule. J'avais commandé un
four à Limoges, des mortiers à Genève. Les cinq
années qui suivirent furent celles d'un combat obstiné pour
maîtriser cet art. Il fallait en réinventer l'esprit vivant, étudier
l'ancienne émaillerie dans des livres souvent écrits
par des alchimistes, retrouver les techniques perdues, ouvrir cet art
clos sur lui-même aux inspirations et aux créations de
notre époque. Lui faire franchir d'un bond presque trois siècles
de torpeur.
En
1959, eut lieu, à Bordeaux, ma première exposition.
C'était à la Galerie Faure, cours de Verdun, tout près
de ce Jardin Public que dominent les salons de l'Académie et
où j'aurais pu me redire ce beau vers de La Fontaine : « L'innocente
beauté des jardins et du jour. »
L'accueil
de ma ville natale fut tout de suite chaleureux.
Un
an plus tard, cours du Chapeau-Rouge, s'ouvrait la Galerie du Fleuve.
Henriette Bounin, elle-même peintre, en était l'âme.
Les artistes et les vrais amateurs d'art connaissent Henriette Bounin,
son goût très sûr, son sens de l'accueil, le sourire
de son regard, sa profonde vie spirituelle. La Galerie du Fleuve,
jusqu'en 1980, devint un des hauts lieux de l'art. C'est là qu'à l'heure
de mes nombreuses expositions personnelles, j'ai pu rencontrer certains
d'entre vous, Messieurs : sans que je le sache, vous étiez
déjà les
messagers de l'Académie !
Coups
de cymbales ! 1961, 1962 : deux grands émaux champlevés
sont offerts par le Conseil général de la Gironde au
général de Gaulle et au chancelier allemand Conrad Adenauer,
en visite officielle dans la région. M. Gabriel Delaunay, alors
préfet d'Aquitaine, si attentif à l'art du feu, les a
lui-même choisis.
Grâce à Jean Cayrol, le poète
de Nuit
et Brouillard,
de Passe-temps de l'homme et des oiseaux, de Lazare parmi
nous, que
je voyais souvent aux Editions du Seuil, ma première exposition
parisienne fut organisée dans une galerie de l'avenue de l'Opéra,
la Galerie Gérard Mourgue. C'était en 1960. Je suivis
Gérard Mourgue lorsqu'il alla s'installer boulevard Raspail,
où aurait lieu l'inoubliable rencontre avec François
Mauriac, un après-midi de février 1966, au ciel couleur
de neige grise et noire, comme une toile d'Utrillo.
François Mauriac. Je le revois, dans sa pelisse de fourrure,
descendre les marches de la crypte où j'exposais une trentaine
d'oeuvres. Nous avons beaucoup parlé devant les émaux,
qu'il regardait avec une extraordinaire attention, longuement, l'un
après l'autre. J'appris alors qu'il possédait un Christ
limousin, en émail champlevé, du XIIIe siècle,
au-dessus de sa table de travail. Il me le fit admirer, plus tard,
avenue Théophile-Gautier.
Mes
créations semblaient l'avoir touché, mais il ne
m'en dit presque rien. Sa réponse devait être la magnifique
préface de quatre pages qu'il écrivit pour mon catalogue.
Il m'en offrit le manuscrit. Nous nous sommes revus plusieurs fois, à Paris
et à Malagar. Plusieurs fois, dans le « Bloc-notes » du
Figaro littéraire, il salua l'esprit de mon travail. Tout cela
eut une portée considérable, élargissant le cercle
de mes amis.
Lors
de notre première rencontre, il avait évoqué l'Académie
française. « Je regarde mes confrères comme des
poissons chinois », me confia-t-il avec un fin sourire indéfinissable.
Pouvais-je alors deviner que je deviendrais un poisson chinois bordelais
?
Où en
est l'émail en 1954 ? Limoges, qui a été l'un
des plus actifs foyers de l'émaillerie romane, ne fait plus
que reproduire des imitations de tableaux de maîtres, de peintres
du passé. Les belles techniques, le cloisonné, le champlevé,
ne sont plus pratiquées. L'artisan demeure habile, mais il n'a
plus d'élan créateur. Des moines de bonne volonté, à Ligugé,
se lancent dans l'émaillerie. Leurs essais ne sont pas concluants,
ils n'ont pas donné leur vie à l'art, mais à la
prière ! Des peintres connus dessinent pour eux des maquettes
sur papier qui seront émaillées dans l'atelier du monastère,
avec application. Tout cela n'est qu'une veilleuse allumée au
chevet d'un malade. Il y a bien Genève, où d'excellents émailleurs,
depuis le XVIIIe siècle, maintiennent la tradition du cadran
de montre décoré à la main... Qu'on est loin des
révolutions, des pathétiques explorations de la réalité qu'ont
vécues la peinture, la sculpture et la tapisserie depuis un
demi-siècle !
L'émail,
pour renaître, devait être greffé sur
la souche primitive et croître dans la tourmente inventive de
l'art actuel. Seules, des pièces uniques, irriguées par
une sève impatiente, pourraient fleurir sur la vieille écorce.
Que soient déchirées les bandelettes
de la momie, que le papillon s'envole, que l'on réveille « la
princesse endormie depuis tant de siècles dans son cercueil
de verre », comme l'avait écrit François Mauriac.
Je
fis un pèlerinage aux sources. Musée de l'Evêché, à Limoges,
de Cluny, à Paris. Voyages en Auvergne, à Conques, pour
aller contempler les trésors mystiques, les châsses rutilantes
cachées dans l'ombre des églises romanes, les reliquaires
bleu turquoise, les évangéliaires, les crosses épiscopales,
les colombes eucharistiques aux ailes de vieil azur frotté d'or,
les navettes à encens, les pyxides, les croix d'autel. A Bordeaux,
l'admirable croix du musée des Arts décoratifs. A Cologne,
la châsse des rois mages. Les aiguières cloisonnées
d'or du trésor de Saint-Maurice, dans le Valais suisse. A Venise,
la Pala d'Oro de Saint-Marc. Au Louvre, les émaux peints de
la Renaissance, les grisailles, les oeuvres de Léonard Limosin,
de Raymond Pénicaud, de Suzanne de Court. Moisson de légendes
et de mythologies, vies des saints, scènes tirées de
l'Ancien et du Nouveau Testament, bestiaires, lapidaires, que l'émail
recueille dans le microcosme du métal et du cristal soudés
comme deux mains jointes pour l'éternité.
Pureté, hiératisme, divine élégance venue
de l'âme. Les anciennes techniques, que je vais brièvement
décrire, imposent à l'émailleur des contraintes
qui favorisent la spontanéité de la création.
Commençons par l'émail. C'est un cristal coloré dans
la masse par des oxydes métalliques, or, argent, cobalt, manganèse,
sélénium, péroxyde de fer. Sable finement broyé,
imprégné d'eau pure, on le dépose goutte à goutte, à l'aide
d'une fine spatule d'acier, sur la plaque à décorer.
La cuisson se fait dans des moufles en terre réfractaire, chauffés à 900° C.
Le
cloisonné. Son origine se perd dans la nuit des temps. L'Orient
nous l'a transmis par Byzance. Un réseau de cloisons d'or ou
d'argent, parfois plus fines que les cheveux de fées, recouvre
la plaque d'or. La chair de l'émail sera vitrifiée entre
ces cloisons par le feu.
Le
champlevé serait une invention française. Les plus
belles pièces sortiront des ateliers limousins aux XIIe et XIIIe
siècles. L'ouvrier creuse patiemment au burin des alvéoles
dans une plaque de cuivre épais. Les lignes du métal,
laissées apparentes, composent le dessin. Les alvéoles
sont remplis d'émail. Suivent plusieurs cuissons.
Il
existe, à partir de la Renaissance, une troisième
technique, dite « de l'émail peint ». De nombreuses
couches d'émaux opaques, opales ou transparents, viennent embellir
la surface vierge du métal.
Les
trois techniques me sont devenues familières après
des années d'apprentissage, de tâtonnements, de patience.
La matière m'opposait de terribles refus, le feu sa fougue.
J'ai dû dominer mille gestes, donner mes mains à mes pensées,
apprendre à limer, percer, marteler le métal, cuire et
recuire l'émail, retenir le feu qui se cabre, jusqu'à ce
que l'oeuvre chante ce « je ne sais quoi », le moindre
frémissement
de la beauté entr'aperçue, et que le rêve se pose
doucement sur son corps en fusion.
Car
le feu est le sang de l'émail.
Mozart,
dans La Flûte Enchantée, subit l'épreuve
initiatique : « Par la force de la musique, nous avancerons joyeux à travers
la sombre nuit de la mort. »
L'émail
doit, lui aussi, subir l'ultime épreuve, la
purification par la flamme. Non pas celle de la Gorgone, que l'émailleur
fixe droit dans les yeux, puisqu'il travaille « à four
ouvert », mais plutôt celle de « frère le
Feu »,
qui rend inaltérable ce qui n'était qu'un pollen de verre
sur un morceau de cuivre. Et la plaque d'émail, comme le phénix
dans le brasier de ses linceuls, meurt et ressuscite.
Mais
les techniques et le feu lui-même ne seraient rien sans
l'esprit et l'imagination. Ai-je parfois réussi à saisir
l'étrange poésie des choses, des visages, des mythes
obscurs, des animaux, des fleurs des champs ? Ai-je su vivre le fleuve
infini qui, chaque jour, traverse le sang et le songe du poète
? Comment peindre pour qu'ils durent les yeux d'enfant, l'ombre du
nuage, le cri du dernier cygne sur la rive ?
Dans
un monde à feu et à sang, ai-je su voir et refléter
l'immense océan de la beauté qui nous entoure de ses
anneaux incandescents ?
De
l'humble dessin d'enfant aux gravures de Lascaux,
des
fresques de Saint-Savin à celles
de Giotto,
du
silex éclaté à l'Orphée-Christ des
catacombes,
d'Ucello à Bissière et à Manessier,
de
Braque à Rouault,
de
Rembrandt à Chardin,
de
Chartres à Bourges,
du
masque à bec d'oiseau des Indiens d'Amérique au masque
d'or des princes de Mycènes,
de
l'Aurige de Delphes à la Pietà d'Avignon,
l'art,
inlassablement, affirme que l'homme est une énigme sacrée,
une tragique merveille incompréhensible, une symphonie qui
ne se déploie que dans l'absolu, un messager meurtri d'épines
et tout écrit de rouge par le soleil !
La
très haute amitié que
vous allez m'offrir, Messieurs, je ne doute pas qu'elle ajoute de
la flamme au feu.
RÉPONSE
DE M. PAUL ROUDIÉ
Président de l'Académie
Monsieur,
C'est
un grand plaisir pour l'Académie et pour moi, en particulier,
de vous accueillir aujourd'hui comme membre résidant.
Notre
compagnie n'oublie pas qu'elle n'est pas seulement Académie
des sciences (et des sciences diverses y sont abondamment et brillamment
représentées), mais aussi des belles-lettres et des arts.
Or, si bien des peintres, des graveurs, des architectes y ont eu jadis
leur place, si certains de nos membres actuels ajoutent à leurs
mérites professionnels propres un goût profond pour les
arts et même la pratique de tel ou tel, il se trouve que, présentement,
seuls M. Duru, architecte, et M. Belaubre, peintre, qui ne peut malheureusement
plus assister à nos réunions, ont été élus
comme artistes à part entière. Il convenait donc de corriger
un net et regrettable déséquilibre.
Parmi
les artistes bordelais de naissance, il y en a beaucoup qui ont mené ou mènent encore leur carrière et ont
acquis leur réputation à Paris ou ailleurs. Certains,
heureusement, et de talent, sont restés fidèles à leur
ville. Vous êtes de ceux-là et c'est sur vous que s'est
fixé notre choix. Pas au hasard, mais je souhaiterais que votre élection
soit aussi considérée comme un signe de sympathie adressé à tous
ceux qui, comme vous, ont eu le courage de rester provinciaux.
Vous
avez fait vos études secondaires au lycée Michel-Montaigne,
puis fréquenté pendant plusieurs années l'ancienne
faculté des lettres du cours Pasteur. Vous y avez été,
m'avez-vous dit, un auditeur passionné de certains des grands
maîtres qui y professaient alors, et vous y avez acquis une grande
culture et une large ouverture d'esprit à toutes sortes de disciplines.
Vous ne m'avez pas caché, cependant, que, dès cette époque,
vous ne vous étiez pas laissé accaparer par le souci
exclusif de la préparation aux examens. Vous aviez écrit
dès avant votre sortie du lycée, et vous continuiez à écrire
des poèmes et des contes fantastiques dans des revues éphémères,
mais où se révélaient de jeunes talents. Vous
avez été encouragé par Jean Cayrol, qui a publié plusieurs
de vos poèmes en 1957, et vous avez obtenu, en 1959, le prix « Poésie-Découverte » pour
votre recueil L'apparence et le feu, qui est, jusqu'à présent,
votre oeuvre littéraire majeure.
Dans
une très lyrique introduction, vous y évoquez ce
qu'est pour vous la poésie. J'en extrais quelques formules : « Elle
sonde le réservoir à moires d'ombre et d'or que nous
connûmes : le paradis qui, parfois, transfigure une goutte de
présent »... « Verbe tout au service de la charité elle
recueille, soigne, éternise ce que le temps dissipe. »
Certains
de vos poèmes peuvent paraître obscurs ou du
moins d'accès difficile, mais faut-il vraiment « comprendre »,
au sens habituel du terme, des textes faits d'images inattendues, d'alliances
de mots hardies, de rythmes envoûtants, de sonorités évocatrices,
qui expriment moins des pensées claires que des émotions,
des élans, des sensations, qui veulent révéler
ce que le discours logique n'atteint pas, cette part de mystère
et d'infini que tout être porte en lui ?
Je
citerai une strophe qui est, elle, d'une extrême limpidité et
n'en est pas moins, à mon avis, profondément originale
et émouvante :
Tant
de départs se sont mêlés aux cieux
Tant
de fleuves ont lui le long des herbes
Tant
d'oiseaux se sont appelés
Tant
de miroirs se sont fêlés
Que
mon coeur n'ose plus vivre.
Vous
n'êtes pas toujours aussi mélancolique. Vous avez
des accents valériens pour exalter la beauté du Parthénon,
tandis que le mont Athos vous a inspiré des vers ardemment mystiques
:
Silence
au seuil de la hauteur
A
l'heure où le Christ nocturne
Regarde
le cour transparent
Des
hommes que le sommeil lave.
La
tendresse, vous l'exprimez avec une délicatesse et une pudeur
extrêmes :
Humides
lys, lys bruissants,
Ces
rivages dans tes yeux
Je
les vois bleuir voilés
D'une
moisson de lys
Tendre,
dormante, infinie.
Je
ne veux pas omettre, avant de terminer cette trop courte évocation
de votre carrière littéraire, qui se poursuivra sûrement,
de signaler que vous avez écrit pendant dix-huit ans ans dans La Vie de Bordeaux des critiques sensibles et subtiles sur des expositions
de peinture.
Dès
votre jeunesse, le goût de l'art vous habitait autant
que celui de la poésie et pas seulement le goût de contempler
les oeuvres des autres, mais un ardent besoin de vous exprimer vous-même,
de créer, car vous croyez que la grandeur et la mission de l'homme,
ou du moins de certains hommes, c'est de continuer l'oeuvre créatrice
de Dieu.
Vous
avez rencontré et admiré des peintres qui, à Bordeaux,
essayaient de dépasser la tradition académique. Vous
vous êtes enthousiasmé pour des hommes qui ont été de
grands novateurs, comme Rouault, Villon, Chagall...
L'inattendu,
c'est qu'après avoir pratiqué le dessin
et la ciselure sur ivoire et sur bois, vous ayez choisi de vous consacrer à l'émail,
un art qui, il faut bien le dire, paraissait en pleine décadence,
même à Limoges, où des artisans avaient tout de
même eu le mérite de conserver la pratique de certaines
techniques anciennes, mais produisaient surtout des imitations assez
affligeantes de tableaux ou quelques bibelots insignifiants, perdant
de vue ce qui avait fait la spécificité et la grandeur
d'une discipline difficile et exigeante, qui ne mérite pas d'être
qualifiée de mineure, ni même seulement de décorative,
car elle a permis, en Extrême-Orient, à Byzance, en diverses
régions de notre Occident, depuis des temps très lointains,
la réalisation d'oeuvres précieuses et magnifiques. Mme
Gauthier l'a, dans de nombreux ouvrages, que vous appréciez
hautement, brillamment démontré. C'est la contemplation
dans les églises et les musées de ces merveilles anciennes,
qui ont gardé l'éclat du temps de leur création,
qui vous a décidé à vous lancer dans une aventure
bien plus difficile et périlleuse que celle d'essayer de devenir
un peintre parmi tant d'autres.
Il
fallait, en effet, vous initier à des techniques très
délicates, dont certaines en partie oubliées, vous familiariser
avec l'emploi d'outils et surtout avec le four. Il est toujours un
peu effrayant et parfois dangereux de jouer avec le feu. Et puis, vous
deviez acquérir un matériel coûteux sans savoir
si, un jour, vous arriveriez à en tirer quelque profit. Il y
a un peu de Bernard Palissy en vous, bien que votre acharnement ait été moins
frénétique et ostentatoire. Jac Belaubre, qui vous connaît
bien, vous a défini, en 1967, comme «un homme à la
silhouette fragile, à l'esprit tendu comme l'arc donné à l'Héraclès
de Bourdelle, au caractère de roc».
Du
caractère, vous en avez, en effet, montré. En 1954, à vingt-deux
ans, vous avez fait un court séjour à Limoges, où vous
avez appris les rudiments des arts du feu et puis, pendant cinq longues
années, tout en fréquentant la Faculté, vous vous êtes
efforcé par des lectures, et surtout par la pratique, d'atteindre
la maîtrise complète des techniques fondamentales de l'émaillerie
: le champlevé, le cloisonné, l'émail peint. Vous
avez rejeté toutes les facilités d'une production à but
uniquement commercial pour régénérer un art que
vous jugiez dévoyé et perverti. Pour cela, vous avez
opéré un retour aux sources médiévales, à une époque
où l'émail était un art à part entière,
qui utilisait à plein ses possibilités particulières,
sans se laisser contaminer par des pratiques et un esprit extérieurs à lui.
En même temps, et ce n'est pas contradictoire, vous vouliez exprimer,
au moyen de cet art millénaire, des pensées, des orientations
résolument personnelles, donc modernes, car vous avez été très
sensible, je l'ai déjà dit, aux grands mouvements esthétiques
qui ont marqué notre siècle.
Ce
que vous opériez alors, jeune homme, dans votre petit atelier-laboratoire,
c'était une sorte de révolution. On vous a comparé,
et on ne pouvait pas ne pas le faire, à Lurçat, qui avait
réussi avant vous à rendre à un autre grand art
déchu, la tapisserie, ses lettres de noblesse. Il avait, lui
aussi, rejeté les imitations et les contaminations, retrouvé les
pratiques anciennes, tout en créant des compositions très
modernes et très originales. Je vous ai demandé si vous
vous étiez inspiré de la démarche de Lurçat
et de ses émules, si vous aviez été stimulé par
leur réussite spectaculaire. Vous m'avez dit que non.
C'est
donc en solitaire, sans maître, sans modèle, sans
compagnons, que pendant cinq ans vous avez, avec obstination, poursuivi
votre rêve et atteint votre but.
Vous
avez égalé en perfection technique vos plus anciens
devanciers. Vous les avez même, sur certains points, dépassés
en virtuosité. Vous avez, par exemple, utilisé les procédés
de l'émail peint dans des émaux champlevés. Vous
avez obtenu des effets de relief en ne remplissant pas, complètement
les cuvettes formées par les fils de métal de vos cloisonnés.
Vous avez découpé ou ajouré certaines de vos plaques.
Si,
comme je l'ai déjà dit, vous avez l'ambition de
ne copier personne, il n'en est pas moins certain que vous vous êtes
senti, avec les créateurs du Moyen Age, des affinités
spirituelles. Vous avez retrouvé dans leurs oeuvres un sens
du mystère et du merveilleux qui vous habite depuis toujours
sans doute, et le goût des symboles. Vous êtes, en un certain
sens, proche de saint François d'Assise, qui s'émerveillait
avec candeur et reconnaissance de toutes les beautés du monde.
Vous l'avez d'ailleurs évoqué plusieurs fois. Très
souvent, vous avez repris les grands thèmes de la Bible : la
Création, Jonas, les Enfants dans la fournaise, la Nativité,
la Cène, la Passion... Vous y avez joint les grands mythes païens
que vos études classiques vous ont rendus familiers, et qui
expriment, eux aussi, à leur façon, les mystères
et les splendeurs de l'Univers : Icare, Orphée, Léda...
Je n'oublierai pas les sujets plus familiers, plus proches de nous,
mais qui ne sont jamais pure anecdote ou simple imitation, qu'il s'agisse
de thèmes pris aux fables et aux contes, ou même de paysages
ou de natures mortes. L'émotion qui se dégage de La
Forêt
en Feu est évidente, surtout pour nous, Aquitains. Dans
certaines pièces, rares, mais à mon avis capitales, il
n'y a plus à proprement
parler de figuration, même très librement interprétée,
comme dans ces Nébuleuses spirales, pour lesquelles
j'ai une admiration particulière. Et, puisque j'en suis à exprimer
des sentiments personnels, je dirai aussi combien j'ai été touché par Le Visage du Struthof.
Comme dans les scènes de la
Passion, le sujet est évidemment tragique, intensément
tragique, et pourtant, comme toujours chez vous, comme chez Rouault,
que l'on est bien forcé d'évoquer ici, il y a derrière
la représentation de la plus extrême déchéance
une lueur d'espérance. C'est sans doute que, comme l'a écrit
François Mauriac : « Il y a quelqu'un de toujours présent
- même quand nous ne le voyons pas, au centre du sourd flamboiement de [vos] émaux. »
Il
ne vous aura pas échappé que les trois plaques dont
je viens de faire une mention particulière sont des émaux
peints. Or, je sais que votre préférence, à vous,
va aux champlevés. Vous en avez dit clairement les raisons :
c'est la technique occidentale la plus ancienne, celle qui, avec le
cloisonné, fait de l'émaillerie un art vraiment à part.
Vous aimez la rigueur et la force qu'elle impose à la composition
soulignée par les cloisons apparentes qui cernent les plages
colorées. C'est à partir de la fin du XVe siècle,
quand on a commencé à déposer sur le cuivre la
poudre d'émail sans établir de séparations nettes
entre les couleurs, que d'après beaucoup, dont vous êtes
peut-être, aurait commencé une recherche de la facilité,
un rapprochement avec la peinture proprement dite, dangereux pour l'autonomie
et l'esprit même de votre art, bref, une décadence. Et
pourtant, cette technique de l'émail peint, vous l'avez pratiquée
tôt dans votre carrière et vous la pratiquez encore. Comme
je suis persuadé que vous obéissez toujours non à la
tentation de la facilité, ni à je ne sais quelles influences
extérieures, mais à une nécessité intérieure,
c'est sans doute que vous avez senti plus ou moins confusément
qu'une part de votre personnalité, de votre inspiration ne pouvait
s'exprimer pleinement que de cette façon. S'il y a en vous du
roc, comme l'a dit Jac Belaubre, vous avez aussi une sensibilité très
fine, beaucoup de subtilité, beaucoup de charme. N'est-ce pas
tout cela qui passe plus naturellement dans les nuances, les diaprures,
les irisations, les passages fondus que permet la technique de l'émail
peint ? En tout cas, vous la pratiquez avec des raffinements qui me
ravissent, sans tomber dans les pièges que sont la virtuosité gratuite
ou la joliesse vulgaire.
Je
m'aperçois que je me laisse aller à des considérations
trop personnelles et que j'en oublie de retracer les étapes
de votre carrière et surtout de laisser la parole à ceux
qui ont, beaucoup mieux que moi, parlé de vous et de votre art.
C'est
en 1959 que vous vous décidez à montrer à la
galerie Georges Faure, cours de Verdun, quelques-unes des pièces
que vous aviez exécutées durant vos années d'essais
et de méditation. Et, tout de suite, vous obtenez un véritable
succès. Notre confrère Albert Rèche, le premier,
dans La Vie de Bordeaux, proclame que vous êtes « pour
les habitués des galeries la véritable révélation » et,
quelques jours après, Armand Got, dans Les Lettres françaises,
voit en vous « un Léonard Limosin de la Gironde ».
On dit souvent que les véritables artistes sont négligés,
voire méprisés dans les villes de province. Il y a, hélas,
des exemples pour justifier ce jugement, mais il y en a d'autres, plus
nombreux qu'on n'imagine, qui ont prouvé que l'on peut être
prophète en son pays. Vous êtes de ceux-là, car
vous avez trouvé tout de suite, à Bordeaux, des admirateurs
fervents, dont la fidélité ne s'est jamais démentie
et c'est sans doute grâce à eux que vous n'êtes
pas allé chercher ailleurs estime et consécration. Beaucoup
sont avec nous ici aujourd'hui.
Est-ce à dire
que vous vous êtes douillettement installé dans
une notoriété locale ou régionale ? Si vous l'aviez
voulu, on vous en aurait empêché. Depuis 1960, et sans
discontinuer, on a exposé vos oeuvres à Paris, dans diverses
villes de province puis à l'étranger, en Allemagne, en
Suisse, au Luxembourg, en Angleterre, au Danemark. Vous avez reçu
d'importantes commandes, notamment pour des églises paroissiales
ou conventuelles. Des grands de ce monde, de Gaulle, Adenauer ont possédé un émail
de vous. François Mauriac vous a consacré des pages,
dont vous pouvez être fier, car s'il a souvent parlé de
musique, il a rarement déclaré si hautement qu'il avait été profondément
touché par des oeuvres d'art plastique. Jean Cayrol a préfacé par
deux fois des expositions de ce qu'il appelle «vos rêveries
cuites au four, les illustrations brûlantes de vos émotions
et de vos croyances ».
Bien
d'autres, littérateurs, critiques d'art, conservateurs
de musée, ont dit, avec des formules souvent brillantes, leur
admiration pour vous, dans des préfaces, des revues, des journaux,
qui vont du Figaro littéraire à L'Humanité. Claude
Peyroutet, qui a déjà publié un entretien que
vous lui avez accordé, va vous consacrer un livre. Il a analysé,
avec à la fois beaucoup de perspicacité, de poésie
et de précision technique, les sources les plus profondes de
votre inspiration et les moyens que vous employez. Il évoque,
par exemple, la gamme de vos couleurs, des « noirs de jais » aux « blancs
d'une douceur lactée avec des tonalités opalescentes
de rose ou de bleu ». Il décrit la façon dont,
par des superpositions, des amalgames, des cuissons multiples, vous
arrivez à obtenir toutes les nuances, tous les effets que peut
prendre la peinture à l'huile, mais en leur donnant l'éclat
inaltérable qui n'appartient qu'à l'émail.
Les
années 86, 87, 88 me paraissent avoir été particulièrement
fastes pour vous et pour vos admirateurs : plusieurs expositions à Paris
et à l'étranger; deux à Bordeaux, au Troisième
OEil, rue des Remparts et au musée des Arts décoratifs;
celle-ci, consacrée à des coffrets et à des bijoux,
a donné à Mme du Pasquier l'occasion de célébrer « le
partage équitable de la rutilance et de la ligne, de la matière
et de la sensibilité », et de définir en quelques
mots justes votre « personnalité souriante et sereine,
fine et courtoise ». Enfin, nous avons eu le privilège
de contempler, en la vieille église de Mérignac, une
ample rétrospective de votre oeuvre d'émailleur. J'ai
ressenti, comme beaucoup sans doute, dès l'entrée, une
sorte de fascination devant le scintillement de cet ensemble qui se
détachait sur les vieux murs. L'examen attentif de chaque pièce
ne décevait pas l'impression première. On a découvert
votre unité profonde dans la riche diversité des thèmes
et des techniques.
Vous
n'aviez voulu exposer là que des émaux, mais il
ne faut pas oublier que vous êtes aussi dessinateur et graveur,
et que vous pratiquez avec bonheur un autre grand art, très
ancien, et qui a bien des rapports avec l'émaillerie, bien qu'il
en diffère radicalement par la dimension des oeuvres
créées, je veux parler du vitrail. Comme dans
les émaux, il s'agit pour vous d'obtenir des symphonies colorées,
auxquelles ici ce n'est pas l'épreuve du feu, mais la lumière
même du soleil qui donne un éclat de pierres précieuses
et une sorte de magie. Vous y rejetez les possibilités et les
facilités que vous permettrait la peinture sur verre. Vous n'utilisez,
en effet, que des verres colorés dans la masse, ce qui vous
impose de concevoir des compositions soit abstraites soit très
fortement stylisées, où les plombs jouent le même
rôle structurel que les cloisons des émaux champlevés.
Vous y apparaissez donc, là encore, fidèle aux plus anciennes
pratiques médiévales et en accord avec l'une des tendances
importantes de l'art contemporain. De nombreuses églises et
chapelles, de la Gironde surtout, mais aussi du grand Sud-Ouest et
même de Suisse, ont été ainsi parées de
verrières que vous avez conçues.
On
a eu la bonne idée de vous commander un certain nombre de
mosaïques murales. Certaines complètent le décor
de chapelles pour lesquelles vous avez réalisé des vitraux.
D'autres ornent des écoles et j'ai le plaisir d'en contempler
une, près de chez moi et non loin d'ici, rue Cassignol. La vivacité des
couleurs des tesselles que vous juxtaposez rivalise presque avec l'intensité de
vos émaux et, comme en eux, tradition et modernité se
rejoignent.
C'est
sur cette idée que je voudrais conclure. Vous avez longuement
contemplé les oeuvres du passé, surtout celles du Moyen
Age. Vous vous en inspirez sans vous enfermer dans un archaïsme
stérile. Vous êtes résolument un artiste de votre
temps, mais vous ignorez l'entraînement des modes passagères
et encore plus la provocation. Vous vous contentez d'être fermement
et tranquillement vous-même, un artiste méditatif, hanté par
les plus hautes pensées et les rêves les plus poétiques,
mais qui n'a pas honte d'être aussi un artisan épris de
perfection, capable de faire, des contraintes que vous imposent les
arts difficiles que vous avez choisis, des moyens de vous surpasser.
On dit des meilleurs vins de nos grands crus qu'ils vieilliront bien.
Je pense que, par la profondeur de leur inspiration et par la nature
même des matériaux que vous employez, vos oeuvres ne vieilliront
pas.
Actes
de l'Académie Nationale des Sciences, Belles-Lettres et Arts
de Bordeaux. Année 1988.
Δ