RÉCEPTION DE M. RAYMOND MIRANDE

à l'Académie Nationale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux - Séance du 16 juin 1988 -

 

REMERCIEMENT DE M. RAYMOND MIRANDE

Monsieur le Président,

Messieurs,

Depuis 1712, vous aviez tout, Messieurs : la majesté des origines, les esprits les plus subtils de notre région, qu'ils soient savants, écrivains, artistes, musiciens, peintres ou verriers. En 1716, vous aviez invité Montesquieu lui-même à se joindre à vous. Les clartés exceptionnelles de son esprit s'étaient enrichies de vos propres lumières et, de lui, vous aviez reçu les premiers rayons d'une jeune gloire européenne.

Oserai-je dire qu'il ne vous manquait plus que l'émail et son feu, qui éternise l'éphémère ? Certes, vous aviez, vous avez toujours l'immortalité, mais l'émail n'oubliant rien du bas monde où nous sommes tous, en garde le reflet dans son miroir, le meilleur reflet : que l'on songe aux prairies « émaillées » de fleurs qui enchantent notre littérature, du Moyen Age à la Renaissance.

Comment vous dire ma gratitude, Messieurs, vous remercier de m'avoir choisi, de m'avoir distingué dans la pénombre d'un atelier solitaire où ne brille que la lueur des fours ? J'y veille comme l'astrologue de la fable au fond de son puits. C'est là tout mon laboratoire et mon observatoire.

Vous me placez soudain dans la pleine lumière de votre cercle. Mon orient n'était qu'une flamme apprivoisée. Je reçois de vous le présent d'une plus intense clarté, celle de vos esprits. « Penser, mon enfant, c'est ajouter de la flamme au feu », disait Balzac.

Comment vais-je remercier mes parrains, Mgr Laroza, retenu loin de nous, Albert Rèche et Paul Fréour ? Leur érudition, leur indulgence, leur bonté m'auront ouvert les portes de votre illustre maison, de votre jardin, qui fut celui de Platon et de ses disciples. Comment remercier M. le président Paul Roudié qui m'accueille aujourd'hui ?

Tout a commencé pour moi par la poésie, sa voie étroite, sa fascination. Dans son coffret silencieux, chaque mot porte un secret. L'ouvrir, c'était se délivrer d'une angoisse tôt perçue, la souffrance émerveillée d'être au monde qu'un adolescent ressent si fortement. A treize ans, je m'enfermais dans ma chambre de la rue Lamartine, à Talence, pour écrire des poèmes à forme fixe, des sonnets que j'essayais de parfaire et de polir jusqu'au délire. Je lisais les poésies de Mallarmé, leur marbre noir, leurs glaciers, leurs ailes. Celles de Valéry (« Assise, la fileuse au bleu de la croisée »...) et d'Edgar Poe, dont la musique douloureuse et crépusculaire me hantait : « Dans un royaume, près de la mer... ».

Plus tard, je découvrirais l'émail, les mains de la poésie pourraient agir, la résistance à vaincre serait moins irréelle que le verbe suspendu entre ciel et terre, que la beauté, captive des mots.

Ayant l'honneur de succéder au professeur Roger Servant, qui fut un savant accompli, un physicien de valeur, je mesure l'ampleur de mon ignorance. Evoquer l'oeuvre d'un homme de science, quel embarras pour le poète que je crois être, pour le simple ouvrier de l'émail que je suis !

Si j'avais eu la chance de connaître le professeur Servant, le miracle aurait pu se produire : peut-être m'aurait-il initié à ses expériences, peutêtre lui aurais-je enseigné la mystérieuse métamorphose d'une plaque d'émail sur cuivre chauffée à blanc ?

Gravons à la pointe d'acier ce que fut la vie de cet homme secret, modeste et bienveillant, tout entière consacrée à la science : Roger Servant fait ses études secondaires à Montpellier, où son père, lui aussi, professe la physique dans la classe de mathématiques spéciales. Lauréat du Concours général en mathématiques, il est, en 1929, reçu à la fois à l'Ecole Polytechnique et à l'Ecole normale supérieure. Licencié en mathématiques en 1930, et en sciences physiques en 1931, diplômé d'études supérieures en 1932, il sort de Normale premier des physiciens de sa promotion, et second à l'agrégation de sciences physiques.

C'est alors qu'il prépare le doctorat ès sciences physiques au laboratoire du professeur Cotton, à Bellevue. A partir de 1936, Roger Servant est chargé d'enseignement à l'Ecole normale supérieure de jeunes filles de Sèvres. C'est en 1939 qu'il obtient sa thèse en Sorbonne.

Mobilisé en août 1939, revenu à la vie civile en 1940, il retrouve son laboratoire de Bellevue la même année. En 1942, il est nommé maître de conférences de physique à la Faculté des sciences de Bordeaux, où il va enseigner pendant plus de trente-cinq ans.

Membre et vice-président du jury d'agrégation des sciences physiques, membre du conseil de la Société française de physique, membre du conseil d'administration du College scientifique de Pau, il est élu au conseil académique de Bordeaux et nommé, de 1963 à 1975, membre de la commission des études de l'Ecole normale supérieure. De 1951 à 1975, il est élu sans interruption membre du comité consultatif des Universités.

Le professeur Servant s'est livré à de nombreuses études sur l'optique et sur les hyperfréquences. Il a créé de toutes pièces le laboratoire d'optique ultra-hertzienne, devenu établissement de recherches du C.N.R.S.

Au début de sa carrière, Roger Servant s'est intéressé à une spectroscopie de l'ultra-violet lointain et, sensiblement plus tard, à la spectroscopie hertzienne, ou spectroscopie des micro-ondes.

Dans sa « Notice » sur ses titres et ses travaux scientifiques, il résume lui-même ainsi sa recherche :

« La plupart des recherches que j'ai poursuivies sont des études de polarimétrie ou d'optique ultra-hertzienne sur la dispersion des propriétés optiques en fonction de la longueur d'onde. » Et il précise : « Mes premières recherches ont été des recherches expérimentales dans l'ultra-violet lointain : j'ai mesuré pour la première fois la dispersion rotatoire et la dispersion de biréfringence du quartz dans l'ultra-violet de Schumann. J'ai pu mettre en évidence - ainsi que pour la biréfringence d'autres cristaux - l'énorme accroissement des propriétés optiques à ces courtes longueurs d'onde, au voisinage des bandes d'absorption actives. » Il termine ainsi : « En marge de ces recherches, j'ai eu aussi l'occasion de faire des incursions dans d'autres domaines de la physique, dans le but de perfectionner diverses techniques pouvant servir en magnéto et électro-optique : c'est ainsi que j'ai imaginé un appareil pour la mesure des champs magnétiques (en collaboration avec B. Tsai) et un appareil pour la mesure de l'intensité des courants continus de plusieurs dizaines de milliers d'ampères. »

L'appareil réalisé permet de mesurer à la précision du centième les courants continus de 1 000 à 10 000 ampères. Un modèle de cet appareil est exposé à Paris, au Palais de la Découverte, salle Ampère-Faraday.

Les travaux du professeur Servant ont donné lieu à plus de cent publications par l'Académie des sciences, le Journal de physique, la Revue générale de l'électricité, les Annales de physique, la Revue de physique appliquée et la Revue d'optique. Ils lui ont valu de hautes récompenses : en 1944, le Prix Henri-Becquerel (travaux sur le pouvoir rotatoire et la biréfringence magnétique). En 1951, le Prix Paul Marguerite de la Charlonie (travaux d'optique et de radioélectricité), tous deux décernés par l'Académie des sciences. En 1952, enfin, il recevait le Prix Aimé-Cotton de la Société française de physique pour ses travaux sur la polarisation de la lumière.

Officier de l'instruction publique, commandeur de l'ordre des Palmes académiques, Roger Servant est fait chevalier de la Légion d'honneur en 1963, officier de l'ordre national du Mérite en 1974.

Le 12 octobre 1978, il est reçu à l'Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux par M. le président Jacques Paul. Il succède au doyen Jean Loiseau, dont il fait un éloge émouvant.

Roger Servant laisse à tous ceux qui l'ont connu le souvenir d'un homme de mesure et d'équilibre. Il fut un maître à l'enseignement limpide, vraiment aimé de ses étudiants. Du laboratoire à l'amphithéâtre, il n'a voulu sacrifier ni la recherche, ni l'enseignement, qui lui tenaient également à cour. Jusqu'au bout, les deux missions l'ont passionné. Il les a menées, j'imagine, comme on trace la ligne d'un rayon lumineux.

Membre du conseil d'administration de l'Académie, il prépare la publication des Actes et des Communications avec un dévouement, une minutie, une exigence qui forcent l'admiration de ses confrères. II rêve de présenter un jour une communication ayant pour sujet : « La résonance paramagnétique électronique ». Il n'a malheureusement pas pu le faire.

La perte d'un homme de ce mérite a été cruellement ressentie par chacun de vous, Messieurs. L'Académie en porte toujours la blessure.

Je tiens à remercier le professeur Yves Servant, qui m'a fourni de précieuses clés pour mieux comprendre l'oeuvre de son père.

« L'attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière », a écrit Simone Weil. De la science (surtout lorsqu'elle refuse de se mettre au service de l'ombre et du mal) à la poésie, je crois sentir une même passion pour l'attention créatrice. Je me souviens de ces images du temps de l'école et de mes cours d'optique, le beau fuseau des lentilles de verre, le dessin des petites bougies qui brûlent encore, la tête en bas! La décomposition de la lumière par le prisme : stupeur, la lumière blanche s'épanouit comme un éventail d'arc-en-ciel.

Ce que j'en saisissais eût sans doute fait sourire Roger Servant.

Et que de surprises ! Cathédrales innombrables de l'espace, dont les rosaces sont des nébuleuses spirales. Trames des yeux d'insectes, cristaux plus minces qu'une absence, fléchettes des ailes de papillons vues au microscope. Plongeur infatigable, l'art se jette nu dans des abîmes, se fraie des chemins de délire, se donne des lectures pour soi seul, à la limite de l'abstraction, mais lyrique, mais conquérante. L'oeuvre s'en nourrira, nous serons plusieurs, un jour, à partager la saveur unique de l'oeuvre.

L'artiste sera toujours à l'écoute de tous les absolus, sans en renier aucun. Un guetteur, pauvre de savoir, à la lisière des avenirs, libre, créateur ébloui d'un ciel nouveau et d'une terre nouvelle.

Comment passer des cimes blanches de la précision, où l'on perd le souffle, aux forêts de la poésie qu'embue l'émotion ?

Dans la préface de mon recueil de poèmes, L'Apparence et le Feu, qui date de 1959, j'écrivais ces lignes : « La Poésie voit le soleil de l'invisible. A l'heure où dehors tout semble se savoir, elle nous conduit, par mille millions de labyrinthes, au feu qui n'a pas de nom : le mystère, mot debout comme un cerf à l'orée de l'ineffable. Elle donne sur la source du songe, cette irruption de l'inconnu, du primitif, du fabuleux naïf. Dans la lampe de l'univers, elle allume le cour rouge de l'enfance. Elle sonde le réservoir à moires d'ombre et d'or que nous connûmes : le paradis, qui parfois transfigure une goutte de présent. Elle parle de l'envers sauvage du réel, de l'humus et de la nébuleuse, du reptile et de l'ange, du clown éploré qui sourit. Verbe tout au service de la charité, elle recueille, soigne, éternise ce que le temps dissipe. »

La poésie devait me conduire à l'émail. C'était en 1954. J'étais étudiant à Bordeaux. J'avais pour maîtres, à la Faculté des lettres, cours Pasteur, Pierre Flottes et Joseph Moreau, qui vont être mes confrères à l'Académie ! Au retour d'un long voyage en Grèce, à l'automne, passant par Limoges chez des amis porcelainiers, je découvre l'art de l'émail. On me montre quelques bijoux, une bague sans valeur, à pierre rouge translucide. L'éclat de ce rouge me bouleverse. On m'apprend les premiers gestes du métier. Je travaille devant un four dont la gueule orangée me brûle les joues et les mains. Des semaines de travail, d'essais maladroits. Je vois vite ce que l'on peut demander à cet art méconnu, oublié, difficile, périlleux, soumis à l'étreinte de la flamme, qui l'anéantit ou l'exalte.

Je reviens à Bordeaux comme un somnambule. J'avais commandé un four à Limoges, des mortiers à Genève. Les cinq années qui suivirent furent celles d'un combat obstiné pour maîtriser cet art. Il fallait en réinventer l'esprit vivant, étudier l'ancienne émaillerie dans des livres souvent écrits par des alchimistes, retrouver les techniques perdues, ouvrir cet art clos sur lui-même aux inspirations et aux créations de notre époque. Lui faire franchir d'un bond presque trois siècles de torpeur.

En 1959, eut lieu, à Bordeaux, ma première exposition. C'était à la Galerie Faure, cours de Verdun, tout près de ce Jardin Public que dominent les salons de l'Académie et où j'aurais pu me redire ce beau vers de La Fontaine : « L'innocente beauté des jardins et du jour. »

L'accueil de ma ville natale fut tout de suite chaleureux.

Un an plus tard, cours du Chapeau-Rouge, s'ouvrait la Galerie du Fleuve. Henriette Bounin, elle-même peintre, en était l'âme. Les artistes et les vrais amateurs d'art connaissent Henriette Bounin, son goût très sûr, son sens de l'accueil, le sourire de son regard, sa profonde vie spirituelle. La Galerie du Fleuve, jusqu'en 1980, devint un des hauts lieux de l'art. C'est là qu'à l'heure de mes nombreuses expositions personnelles, j'ai pu rencontrer certains d'entre vous, Messieurs : sans que je le sache, vous étiez déjà les messagers de l'Académie !

Coups de cymbales ! 1961, 1962 : deux grands émaux champlevés sont offerts par le Conseil général de la Gironde au général de Gaulle et au chancelier allemand Conrad Adenauer, en visite officielle dans la région. M. Gabriel Delaunay, alors préfet d'Aquitaine, si attentif à l'art du feu, les a lui-même choisis.

Grâce à Jean Cayrol, le poète de Nuit et Brouillard, de Passe-temps de l'homme et des oiseaux, de Lazare parmi nous, que je voyais souvent aux Editions du Seuil, ma première exposition parisienne fut organisée dans une galerie de l'avenue de l'Opéra, la Galerie Gérard Mourgue. C'était en 1960. Je suivis Gérard Mourgue lorsqu'il alla s'installer boulevard Raspail, où aurait lieu l'inoubliable rencontre avec François Mauriac, un après-midi de février 1966, au ciel couleur de neige grise et noire, comme une toile d'Utrillo.

François Mauriac. Je le revois, dans sa pelisse de fourrure, descendre les marches de la crypte où j'exposais une trentaine d'oeuvres. Nous avons beaucoup parlé devant les émaux, qu'il regardait avec une extraordinaire attention, longuement, l'un après l'autre. J'appris alors qu'il possédait un Christ limousin, en émail champlevé, du XIIIe siècle, au-dessus de sa table de travail. Il me le fit admirer, plus tard, avenue Théophile-Gautier.

Mes créations semblaient l'avoir touché, mais il ne m'en dit presque rien. Sa réponse devait être la magnifique préface de quatre pages qu'il écrivit pour mon catalogue. Il m'en offrit le manuscrit. Nous nous sommes revus plusieurs fois, à Paris et à Malagar. Plusieurs fois, dans le « Bloc-notes » du Figaro littéraire, il salua l'esprit de mon travail. Tout cela eut une portée considérable, élargissant le cercle de mes amis.

Lors de notre première rencontre, il avait évoqué l'Académie française. « Je regarde mes confrères comme des poissons chinois », me confia-t-il avec un fin sourire indéfinissable. Pouvais-je alors deviner que je deviendrais un poisson chinois bordelais ?

Où en est l'émail en 1954 ? Limoges, qui a été l'un des plus actifs foyers de l'émaillerie romane, ne fait plus que reproduire des imitations de tableaux de maîtres, de peintres du passé. Les belles techniques, le cloisonné, le champlevé, ne sont plus pratiquées. L'artisan demeure habile, mais il n'a plus d'élan créateur. Des moines de bonne volonté, à Ligugé, se lancent dans l'émaillerie. Leurs essais ne sont pas concluants, ils n'ont pas donné leur vie à l'art, mais à la prière ! Des peintres connus dessinent pour eux des maquettes sur papier qui seront émaillées dans l'atelier du monastère, avec application. Tout cela n'est qu'une veilleuse allumée au chevet d'un malade. Il y a bien Genève, où d'excellents émailleurs, depuis le XVIIIe siècle, maintiennent la tradition du cadran de montre décoré à la main... Qu'on est loin des révolutions, des pathétiques explorations de la réalité qu'ont vécues la peinture, la sculpture et la tapisserie depuis un demi-siècle !

L'émail, pour renaître, devait être greffé sur la souche primitive et croître dans la tourmente inventive de l'art actuel. Seules, des pièces uniques, irriguées par une sève impatiente, pourraient fleurir sur la vieille écorce. Que soient déchirées les bandelettes de la momie, que le papillon s'envole, que l'on réveille « la princesse endormie depuis tant de siècles dans son cercueil de verre », comme l'avait écrit François Mauriac.

Je fis un pèlerinage aux sources. Musée de l'Evêché, à Limoges, de Cluny, à Paris. Voyages en Auvergne, à Conques, pour aller contempler les trésors mystiques, les châsses rutilantes cachées dans l'ombre des églises romanes, les reliquaires bleu turquoise, les évangéliaires, les crosses épiscopales, les colombes eucharistiques aux ailes de vieil azur frotté d'or, les navettes à encens, les pyxides, les croix d'autel. A Bordeaux, l'admirable croix du musée des Arts décoratifs. A Cologne, la châsse des rois mages. Les aiguières cloisonnées d'or du trésor de Saint-Maurice, dans le Valais suisse. A Venise, la Pala d'Oro de Saint-Marc. Au Louvre, les émaux peints de la Renaissance, les grisailles, les oeuvres de Léonard Limosin, de Raymond Pénicaud, de Suzanne de Court. Moisson de légendes et de mythologies, vies des saints, scènes tirées de l'Ancien et du Nouveau Testament, bestiaires, lapidaires, que l'émail recueille dans le microcosme du métal et du cristal soudés comme deux mains jointes pour l'éternité.

Pureté, hiératisme, divine élégance venue de l'âme. Les anciennes techniques, que je vais brièvement décrire, imposent à l'émailleur des contraintes qui favorisent la spontanéité de la création.

Commençons par l'émail. C'est un cristal coloré dans la masse par des oxydes métalliques, or, argent, cobalt, manganèse, sélénium, péroxyde de fer. Sable finement broyé, imprégné d'eau pure, on le dépose goutte à goutte, à l'aide d'une fine spatule d'acier, sur la plaque à décorer. La cuisson se fait dans des moufles en terre réfractaire, chauffés à 900° C.

Le cloisonné. Son origine se perd dans la nuit des temps. L'Orient nous l'a transmis par Byzance. Un réseau de cloisons d'or ou d'argent, parfois plus fines que les cheveux de fées, recouvre la plaque d'or. La chair de l'émail sera vitrifiée entre ces cloisons par le feu.

Le champlevé serait une invention française. Les plus belles pièces sortiront des ateliers limousins aux XIIe et XIIIe siècles. L'ouvrier creuse patiemment au burin des alvéoles dans une plaque de cuivre épais. Les lignes du métal, laissées apparentes, composent le dessin. Les alvéoles sont remplis d'émail. Suivent plusieurs cuissons.

Il existe, à partir de la Renaissance, une troisième technique, dite « de l'émail peint ». De nombreuses couches d'émaux opaques, opales ou transparents, viennent embellir la surface vierge du métal.

Les trois techniques me sont devenues familières après des années d'apprentissage, de tâtonnements, de patience. La matière m'opposait de terribles refus, le feu sa fougue. J'ai dû dominer mille gestes, donner mes mains à mes pensées, apprendre à limer, percer, marteler le métal, cuire et recuire l'émail, retenir le feu qui se cabre, jusqu'à ce que l'oeuvre chante ce « je ne sais quoi », le moindre frémissement de la beauté entr'aperçue, et que le rêve se pose doucement sur son corps en fusion.

Car le feu est le sang de l'émail.

Mozart, dans La Flûte Enchantée, subit l'épreuve initiatique : « Par la force de la musique, nous avancerons joyeux à travers la sombre nuit de la mort. »     

L'émail doit, lui aussi, subir l'ultime épreuve, la purification par la flamme. Non pas celle de la Gorgone, que l'émailleur fixe droit dans les yeux, puisqu'il travaille « à four ouvert », mais plutôt celle de « frère le Feu », qui rend inaltérable ce qui n'était qu'un pollen de verre sur un morceau de cuivre. Et la plaque d'émail, comme le phénix dans le brasier de ses linceuls, meurt et ressuscite.

Mais les techniques et le feu lui-même ne seraient rien sans l'esprit et l'imagination. Ai-je parfois réussi à saisir l'étrange poésie des choses, des visages, des mythes obscurs, des animaux, des fleurs des champs ? Ai-je su vivre le fleuve infini qui, chaque jour, traverse le sang et le songe du poète ? Comment peindre pour qu'ils durent les yeux d'enfant, l'ombre du nuage, le cri du dernier cygne sur la rive ?

Dans un monde à feu et à sang, ai-je su voir et refléter l'immense océan de la beauté qui nous entoure de ses anneaux incandescents ?

De l'humble dessin d'enfant aux gravures de Lascaux,

des fresques de Saint-Savin à celles de Giotto,

du silex éclaté à l'Orphée-Christ des catacombes,

d'Ucello à Bissière et à Manessier,

de Braque à Rouault,

de Rembrandt à Chardin,

de Chartres à Bourges,

du masque à bec d'oiseau des Indiens d'Amérique au masque d'or des princes de Mycènes,

de l'Aurige de Delphes à la Pietà d'Avignon,

l'art, inlassablement, affirme que l'homme est une énigme sacrée, une tragique merveille incompréhensible, une symphonie qui ne se déploie que dans l'absolu, un messager meurtri d'épines et tout écrit de rouge par le soleil !

La très haute amitié que vous allez m'offrir, Messieurs, je ne doute pas qu'elle ajoute de la flamme au feu.

 

RÉPONSE DE M. PAUL ROUDIÉ

Président de l'Académie

 

Monsieur,

C'est un grand plaisir pour l'Académie et pour moi, en particulier, de vous accueillir aujourd'hui comme membre résidant.

Notre compagnie n'oublie pas qu'elle n'est pas seulement Académie des sciences (et des sciences diverses y sont abondamment et brillamment représentées), mais aussi des belles-lettres et des arts. Or, si bien des peintres, des graveurs, des architectes y ont eu jadis leur place, si certains de nos membres actuels ajoutent à leurs mérites professionnels propres un goût profond pour les arts et même la pratique de tel ou tel, il se trouve que, présentement, seuls M. Duru, architecte, et M. Belaubre, peintre, qui ne peut malheureusement plus assister à nos réunions, ont été élus comme artistes à part entière. Il convenait donc de corriger un net et regrettable déséquilibre.

Parmi les artistes bordelais de naissance, il y en a beaucoup qui ont mené ou mènent encore leur carrière et ont acquis leur réputation à Paris ou ailleurs. Certains, heureusement, et de talent, sont restés fidèles à leur ville. Vous êtes de ceux-là et c'est sur vous que s'est fixé notre choix. Pas au hasard, mais je souhaiterais que votre élection soit aussi considérée comme un signe de sympathie adressé à tous ceux qui, comme vous, ont eu le courage de rester provinciaux.

Vous avez fait vos études secondaires au lycée Michel-Montaigne, puis fréquenté pendant plusieurs années l'ancienne faculté des lettres du cours Pasteur. Vous y avez été, m'avez-vous dit, un auditeur passionné de certains des grands maîtres qui y professaient alors, et vous y avez acquis une grande culture et une large ouverture d'esprit à toutes sortes de disciplines. Vous ne m'avez pas caché, cependant, que, dès cette époque, vous ne vous étiez pas laissé accaparer par le souci exclusif de la préparation aux examens. Vous aviez écrit dès avant votre sortie du lycée, et vous continuiez à écrire des poèmes et des contes fantastiques dans des revues éphémères, mais où se révélaient de jeunes talents. Vous avez été encouragé par Jean Cayrol, qui a publié plusieurs de vos poèmes en 1957, et vous avez obtenu, en 1959, le prix « Poésie-Découverte » pour votre recueil L'apparence et le feu, qui est, jusqu'à présent, votre oeuvre littéraire majeure.

Dans une très lyrique introduction, vous y évoquez ce qu'est pour vous la poésie. J'en extrais quelques formules : « Elle sonde le réservoir à moires d'ombre et d'or que nous connûmes : le paradis qui, parfois, transfigure une goutte de présent »... « Verbe tout au service de la charité elle recueille, soigne, éternise ce que le temps dissipe. »

Certains de vos poèmes peuvent paraître obscurs ou du moins d'accès difficile, mais faut-il vraiment « comprendre », au sens habituel du terme, des textes faits d'images inattendues, d'alliances de mots hardies, de rythmes envoûtants, de sonorités évocatrices, qui expriment moins des pensées claires que des émotions, des élans, des sensations, qui veulent révéler ce que le discours logique n'atteint pas, cette part de mystère et d'infini que tout être porte en lui ?

Je citerai une strophe qui est, elle, d'une extrême limpidité et n'en est pas moins, à mon avis, profondément originale et émouvante :

Tant de départs se sont mêlés aux cieux

Tant de fleuves ont lui le long des herbes

Tant d'oiseaux se sont appelés

Tant de miroirs se sont fêlés

Que mon coeur n'ose plus vivre.

Vous n'êtes pas toujours aussi mélancolique. Vous avez des accents valériens pour exalter la beauté du Parthénon, tandis que le mont Athos vous a inspiré des vers ardemment mystiques :

Silence au seuil de la hauteur

A l'heure où le Christ nocturne

Regarde le cour transparent

Des hommes que le sommeil lave.

La tendresse, vous l'exprimez avec une délicatesse et une pudeur extrêmes :

Humides lys, lys bruissants,

Ces rivages dans tes yeux

Je les vois bleuir voilés

D'une moisson de lys

Tendre, dormante, infinie.

Je ne veux pas omettre, avant de terminer cette trop courte évocation de votre carrière littéraire, qui se poursuivra sûrement, de signaler que vous avez écrit pendant dix-huit ans ans dans La Vie de Bordeaux des critiques sensibles et subtiles sur des expositions de peinture.

Dès votre jeunesse, le goût de l'art vous habitait autant que celui de la poésie et pas seulement le goût de contempler les oeuvres des autres, mais un ardent besoin de vous exprimer vous-même, de créer, car vous croyez que la grandeur et la mission de l'homme, ou du moins de certains hommes, c'est de continuer l'oeuvre créatrice de Dieu.

Vous avez rencontré et admiré des peintres qui, à Bordeaux, essayaient de dépasser la tradition académique. Vous vous êtes enthousiasmé pour des hommes qui ont été de grands novateurs, comme Rouault, Villon, Chagall...

L'inattendu, c'est qu'après avoir pratiqué le dessin et la ciselure sur ivoire et sur bois, vous ayez choisi de vous consacrer à l'émail, un art qui, il faut bien le dire, paraissait en pleine décadence, même à Limoges, où des artisans avaient tout de même eu le mérite de conserver la pratique de certaines techniques anciennes, mais produisaient surtout des imitations assez affligeantes de tableaux ou quelques bibelots insignifiants, perdant de vue ce qui avait fait la spécificité et la grandeur d'une discipline difficile et exigeante, qui ne mérite pas d'être qualifiée de mineure, ni même seulement de décorative, car elle a permis, en Extrême-Orient, à Byzance, en diverses régions de notre Occident, depuis des temps très lointains, la réalisation d'oeuvres précieuses et magnifiques. Mme Gauthier l'a, dans de nombreux ouvrages, que vous appréciez hautement, brillamment démontré. C'est la contemplation dans les églises et les musées de ces merveilles anciennes, qui ont gardé l'éclat du temps de leur création, qui vous a décidé à vous lancer dans une aventure bien plus difficile et périlleuse que celle d'essayer de devenir un peintre parmi tant d'autres.

Il fallait, en effet, vous initier à des techniques très délicates, dont certaines en partie oubliées, vous familiariser avec l'emploi d'outils et surtout avec le four. Il est toujours un peu effrayant et parfois dangereux de jouer avec le feu. Et puis, vous deviez acquérir un matériel coûteux sans savoir si, un jour, vous arriveriez à en tirer quelque profit. Il y a un peu de Bernard Palissy en vous, bien que votre acharnement ait été moins frénétique et ostentatoire. Jac Belaubre, qui vous connaît bien, vous a défini, en 1967, comme «un homme à la silhouette fragile, à l'esprit tendu comme l'arc donné à l'Héraclès de Bourdelle, au caractère de roc».

Du caractère, vous en avez, en effet, montré. En 1954, à vingt-deux ans, vous avez fait un court séjour à Limoges, où vous avez appris les rudiments des arts du feu et puis, pendant cinq longues années, tout en fréquentant la Faculté, vous vous êtes efforcé par des lectures, et surtout par la pratique, d'atteindre la maîtrise complète des techniques fondamentales de l'émaillerie : le champlevé, le cloisonné, l'émail peint. Vous avez rejeté toutes les facilités d'une production à but uniquement commercial pour régénérer un art que vous jugiez dévoyé et perverti. Pour cela, vous avez opéré un retour aux sources médiévales, à une époque où l'émail était un art à part entière, qui utilisait à plein ses possibilités particulières, sans se laisser contaminer par des pratiques et un esprit extérieurs à lui. En même temps, et ce n'est pas contradictoire, vous vouliez exprimer, au moyen de cet art millénaire, des pensées, des orientations résolument personnelles, donc modernes, car vous avez été très sensible, je l'ai déjà dit, aux grands mouvements esthétiques qui ont marqué notre siècle.

Ce que vous opériez alors, jeune homme, dans votre petit atelier-laboratoire, c'était une sorte de révolution. On vous a comparé, et on ne pouvait pas ne pas le faire, à Lurçat, qui avait réussi avant vous à rendre à un autre grand art déchu, la tapisserie, ses lettres de noblesse. Il avait, lui aussi, rejeté les imitations et les contaminations, retrouvé les pratiques anciennes, tout en créant des compositions très modernes et très originales. Je vous ai demandé si vous vous étiez inspiré de la démarche de Lurçat et de ses émules, si vous aviez été stimulé par leur réussite spectaculaire. Vous m'avez dit que non.

C'est donc en solitaire, sans maître, sans modèle, sans compagnons, que pendant cinq ans vous avez, avec obstination, poursuivi votre rêve et atteint votre but.

Vous avez égalé en perfection technique vos plus anciens devanciers. Vous les avez même, sur certains points, dépassés en virtuosité. Vous avez, par exemple, utilisé les procédés de l'émail peint dans des émaux champlevés. Vous avez obtenu des effets de relief en ne remplissant pas, complètement les cuvettes formées par les fils de métal de vos cloisonnés. Vous avez découpé ou ajouré certaines de vos plaques.

Si, comme je l'ai déjà dit, vous avez l'ambition de ne copier personne, il n'en est pas moins certain que vous vous êtes senti, avec les créateurs du Moyen Age, des affinités spirituelles. Vous avez retrouvé dans leurs oeuvres un sens du mystère et du merveilleux qui vous habite depuis toujours sans doute, et le goût des symboles. Vous êtes, en un certain sens, proche de saint François d'Assise, qui s'émerveillait avec candeur et reconnaissance de toutes les beautés du monde. Vous l'avez d'ailleurs évoqué plusieurs fois. Très souvent, vous avez repris les grands thèmes de la Bible : la Création, Jonas, les Enfants dans la fournaise, la Nativité, la Cène, la Passion... Vous y avez joint les grands mythes païens que vos études classiques vous ont rendus familiers, et qui expriment, eux aussi, à leur façon, les mystères et les splendeurs de l'Univers : Icare, Orphée, Léda... Je n'oublierai pas les sujets plus familiers, plus proches de nous, mais qui ne sont jamais pure anecdote ou simple imitation, qu'il s'agisse de thèmes pris aux fables et aux contes, ou même de paysages ou de natures mortes. L'émotion qui se dégage de La Forêt en Feu est évidente, surtout pour nous, Aquitains. Dans certaines pièces, rares, mais à mon avis capitales, il n'y a plus à proprement parler de figuration, même très librement interprétée, comme dans ces Nébuleuses spirales, pour lesquelles j'ai une admiration particulière. Et, puisque j'en suis à exprimer des sentiments personnels, je dirai aussi combien j'ai été touché par Le Visage du Struthof. Comme dans les scènes de la Passion, le sujet est évidemment tragique, intensément tragique, et pourtant, comme toujours chez vous, comme chez Rouault, que l'on est bien forcé d'évoquer ici, il y a derrière la représentation de la plus extrême déchéance une lueur d'espérance. C'est sans doute que, comme l'a écrit François Mauriac : « Il y a quelqu'un de toujours présent - même quand nous ne le voyons pas, au centre du sourd flamboiement de [vos] émaux. »

Il ne vous aura pas échappé que les trois plaques dont je viens de faire une mention particulière sont des émaux peints. Or, je sais que votre préférence, à vous, va aux champlevés. Vous en avez dit clairement les raisons : c'est la technique occidentale la plus ancienne, celle qui, avec le cloisonné, fait de l'émaillerie un art vraiment à part. Vous aimez la rigueur et la force qu'elle impose à la composition soulignée par les cloisons apparentes qui cernent les plages colorées. C'est à partir de la fin du XVe siècle, quand on a commencé à déposer sur le cuivre la poudre d'émail sans établir de séparations nettes entre les couleurs, que d'après beaucoup, dont vous êtes peut-être, aurait commencé une recherche de la facilité, un rapprochement avec la peinture proprement dite, dangereux pour l'autonomie et l'esprit même de votre art, bref, une décadence. Et pourtant, cette technique de l'émail peint, vous l'avez pratiquée tôt dans votre carrière et vous la pratiquez encore. Comme je suis persuadé que vous obéissez toujours non à la tentation de la facilité, ni à je ne sais quelles influences extérieures, mais à une nécessité intérieure, c'est sans doute que vous avez senti plus ou moins confusément qu'une part de votre personnalité, de votre inspiration ne pouvait s'exprimer pleinement que de cette façon. S'il y a en vous du roc, comme l'a dit Jac Belaubre, vous avez aussi une sensibilité très fine, beaucoup de subtilité, beaucoup de charme. N'est-ce pas tout cela qui passe plus naturellement dans les nuances, les diaprures, les irisations, les passages fondus que permet la technique de l'émail peint ? En tout cas, vous la pratiquez avec des raffinements qui me ravissent, sans tomber dans les pièges que sont la virtuosité gratuite ou la joliesse vulgaire.

Je m'aperçois que je me laisse aller à des considérations trop personnelles et que j'en oublie de retracer les étapes de votre carrière et surtout de laisser la parole à ceux qui ont, beaucoup mieux que moi, parlé de vous et de votre art.

C'est en 1959 que vous vous décidez à montrer à la galerie Georges Faure, cours de Verdun, quelques-unes des pièces que vous aviez exécutées durant vos années d'essais et de méditation. Et, tout de suite, vous obtenez un véritable succès. Notre confrère Albert Rèche, le premier, dans La Vie de Bordeaux, proclame que vous êtes « pour les habitués des galeries la véritable révélation » et, quelques jours après, Armand Got, dans Les Lettres françaises, voit en vous « un Léonard Limosin de la Gironde ». On dit souvent que les véritables artistes sont négligés, voire méprisés dans les villes de province. Il y a, hélas, des exemples pour justifier ce jugement, mais il y en a d'autres, plus nombreux qu'on n'imagine, qui ont prouvé que l'on peut être prophète en son pays. Vous êtes de ceux-là, car vous avez trouvé tout de suite, à Bordeaux, des admirateurs fervents, dont la fidélité ne s'est jamais démentie et c'est sans doute grâce à eux que vous n'êtes pas allé chercher ailleurs estime et consécration. Beaucoup sont avec nous ici aujourd'hui.

Est-ce à dire que vous vous êtes douillettement installé dans une notoriété locale ou régionale ? Si vous l'aviez voulu, on vous en aurait empêché. Depuis 1960, et sans discontinuer, on a exposé vos oeuvres à Paris, dans diverses villes de province puis à l'étranger, en Allemagne, en Suisse, au Luxembourg, en Angleterre, au Danemark. Vous avez reçu d'importantes commandes, notamment pour des églises paroissiales ou conventuelles. Des grands de ce monde, de Gaulle, Adenauer ont possédé un émail de vous. François Mauriac vous a consacré des pages, dont vous pouvez être fier, car s'il a souvent parlé de musique, il a rarement déclaré si hautement qu'il avait été profondément touché par des oeuvres d'art plastique. Jean Cayrol a préfacé par deux fois des expositions de ce qu'il appelle «vos rêveries cuites au four, les illustrations brûlantes de vos émotions et de vos croyances ».

Bien d'autres, littérateurs, critiques d'art, conservateurs de musée, ont dit, avec des formules souvent brillantes, leur admiration pour vous, dans des préfaces, des revues, des journaux, qui vont du Figaro littéraire à L'Humanité. Claude Peyroutet, qui a déjà publié un entretien que vous lui avez accordé, va vous consacrer un livre. Il a analysé, avec à la fois beaucoup de perspicacité, de poésie et de précision technique, les sources les plus profondes de votre inspiration et les moyens que vous employez. Il évoque, par exemple, la gamme de vos couleurs, des « noirs de jais » aux « blancs d'une douceur lactée avec des tonalités opalescentes de rose ou de bleu ». Il décrit la façon dont, par des superpositions, des amalgames, des cuissons multiples, vous arrivez à obtenir toutes les nuances, tous les effets que peut prendre la peinture à l'huile, mais en leur donnant l'éclat inaltérable qui n'appartient qu'à l'émail.

Les années 86, 87, 88 me paraissent avoir été particulièrement fastes pour vous et pour vos admirateurs : plusieurs expositions à Paris et à l'étranger; deux à Bordeaux, au Troisième OEil, rue des Remparts et au musée des Arts décoratifs; celle-ci, consacrée à des coffrets et à des bijoux, a donné à Mme du Pasquier l'occasion de célébrer « le partage équitable de la rutilance et de la ligne, de la matière et de la sensibilité », et de définir en quelques mots justes votre « personnalité souriante et sereine, fine et courtoise ». Enfin, nous avons eu le privilège de contempler, en la vieille église de Mérignac, une ample rétrospective de votre oeuvre d'émailleur. J'ai ressenti, comme beaucoup sans doute, dès l'entrée, une sorte de fascination devant le scintillement de cet ensemble qui se détachait sur les vieux murs. L'examen attentif de chaque pièce ne décevait pas l'impression première. On a découvert votre unité profonde dans la riche diversité des thèmes et des techniques.

Vous n'aviez voulu exposer là que des émaux, mais il ne faut pas oublier que vous êtes aussi dessinateur et graveur, et que vous pratiquez avec bonheur un autre grand art, très ancien, et qui a bien des rapports avec l'émaillerie, bien qu'il en diffère radicalement par la dimension des oeuvres créées, je veux parler du vitrail. Comme dans les émaux, il s'agit pour vous d'obtenir des symphonies colorées, auxquelles ici ce n'est pas l'épreuve du feu, mais la lumière même du soleil qui donne un éclat de pierres précieuses et une sorte de magie. Vous y rejetez les possibilités et les facilités que vous permettrait la peinture sur verre. Vous n'utilisez, en effet, que des verres colorés dans la masse, ce qui vous impose de concevoir des compositions soit abstraites soit très fortement stylisées, où les plombs jouent le même rôle structurel que les cloisons des émaux champlevés. Vous y apparaissez donc, là encore, fidèle aux plus anciennes pratiques médiévales et en accord avec l'une des tendances importantes de l'art contemporain. De nombreuses églises et chapelles, de la Gironde surtout, mais aussi du grand Sud-Ouest et même de Suisse, ont été ainsi parées de verrières que vous avez conçues.

On a eu la bonne idée de vous commander un certain nombre de mosaïques murales. Certaines complètent le décor de chapelles pour lesquelles vous avez réalisé des vitraux. D'autres ornent des écoles et j'ai le plaisir d'en contempler une, près de chez moi et non loin d'ici, rue Cassignol. La vivacité des couleurs des tesselles que vous juxtaposez rivalise presque avec l'intensité de vos émaux et, comme en eux, tradition et modernité se rejoignent.

C'est sur cette idée que je voudrais conclure. Vous avez longuement contemplé les oeuvres du passé, surtout celles du Moyen Age. Vous vous en inspirez sans vous enfermer dans un archaïsme stérile. Vous êtes résolument un artiste de votre temps, mais vous ignorez l'entraînement des modes passagères et encore plus la provocation. Vous vous contentez d'être fermement et tranquillement vous-même, un artiste méditatif, hanté par les plus hautes pensées et les rêves les plus poétiques, mais qui n'a pas honte d'être aussi un artisan épris de perfection, capable de faire, des contraintes que vous imposent les arts difficiles que vous avez choisis, des moyens de vous surpasser. On dit des meilleurs vins de nos grands crus qu'ils vieilliront bien. Je pense que, par la profondeur de leur inspiration et par la nature même des matériaux que vous employez, vos oeuvres ne vieilliront pas.


Actes de l'Académie Nationale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux. Année 1988.

 

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